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[modifier] ARCHITECTURE MILITAIRE
Lorsque les barbares firent irruption dans les Gaules, beaucoup de
villes possédaient encore leurs fortifications gallo-romaines; celles
qui n’en étaient point pourvues se hâtèrent d’en élever avec les débris
des monuments civils. Ces enceintes, successivement forcées et
réparées, furent longtemps les seules défenses des cités, et il est
probable qu’elles n’étaient point soumises à des dispositions
régulières et systématiques, mais qu’elles étaient construites fort
diversement, suivant la nature des lieux, des matériaux, ou d’après
certaines traditions locales que nous ne pouvons apprécier aujourd’hui,
car de ces enceintes il ne nous reste que des débris, des soubassements
modifiés par des adjonctions successives.
Les Visigoths s’emparèrent, pendant le Ve siècle,
d’une grande partie des Gaules; leur domination s’étendit, sous Vallia,
de la Narbonnaise à la Loire. Toulouse demeura quatre-vingt-neuf ans la
capitale de ce royaume, et pendant ce temps la plupart des villes de la
Septimanie furent fortifiées avec grand soin, et eurent à subir des
sièges fréquents. Narbonne, Béziers, Agde, Carcassonne,
Toulouse furent entourées de remparts formidables, construits d’après
les traditions romaines des bas temps, si l’on en juge par, les
portions importantes d’enceintes qui entourent encore la cité de Carcassonne.
Les Visigoths, alliés des Romains, ne faisaient que perpétuer les arts
de l’Empire, et cela avec un certain succès. Quant aux Francs, ils
avaient conservé les habitudes germaines, et leurs établissements
militaires devaient ressembler à des camps fortifiés, entourés de
palissades, de fossés et de quelques talus de terre. Le bois joue un
grand rôle dans les fortifications des premiers temps du moyen âge. Et
si les races germaines, qui occupèrent les Gaules, laissèrent aux
Gallo-Romains le soin d’élever des églises, des monastères, des palais
et des édifices publics, ils durent conserver leurs usages militaires
en face du peuple conquis. Les Romains eux-mêmes, lorsqu’ils faisaient
la guerre sur des territoires couverts de forêts, comme la Germanie et
la Gaule, élevaient souvent des remparts de bois, sortes de logis
avancés en dehors des camps, ainsi qu’on peut le voir dans les
bas-reliefs de la colonne Trajane(1). Dès l’époque de César, les
Celtes, lorsqu’ils ne pouvaient tenir la campagne, mettaient les
femmes, les enfants et ce qu’ils possédaient de plus précieux à l’abri
des attaques de l’ennemi derrière des fortifications faites de bois, de
terre et de pierre. «Ils se servent, dit César dans ses Commentaires,
de pièces de bois droites dans toute leur longueur, les couchent à
terre parallèlement, les placent à une
distance de deux pieds l’une de l’autre, les fixent transversalement
par des troncs d’arbre, et remplissent de terre les vides. Sur cette
première assiette, ils posent une assise de gros fragments de rochers,
et lorsque ceux-ci sont bien joints, ils établissent un nouveau radier
de bois disposé comme le premier, de façon que les rangs de bois ne se
touchent point et ne portent que sur les assises de rochers
interposées. L’ouvrage est ainsi monté à hauteur convenable. Cette
construction, par la variété de ses matériaux, composée de bois et de
pierres formant un parement régulier, est bonne pour le service et la
défense des places, car les pierres qui la composent empêchent les bois
de brûler, et les arbres, ayant environ quarante pieds de long, liés
entre eux dans l’épaisseur de la muraille, ne peuvent être rompus ou
désassemblés que très-difficilement1.»
Les Germains établissaient aussi des remparts de bois couronnés de
parapets d’osier. La colonne Antonine, à Rome, nous donne un curieux
exemple de ces sortes de redoutes de campagnes (2). Mais ce n’étaient
là probablement que des ouvrages faits à la hâte. On voit ici l’attaque
de ce fort par les soldats romains. Les fantassins, pour pouvoir
s’approcher du rempart, se couvrent de leurs boucliers et forment ce
que l’on appelait la tortue:
appuyant le sommet de ces boucliers contre le rempart, ils pouvaient
saper sa base ou y mettre le feu à l’abri des projectiles2.
Les assiégés jettent des pierres, des roues, des épées, des torches,
des pots à feu sur la tortue, et des soldats romains, tenant des tisons
enflammés, semblent attendre que la tortue se soit approchée
complètement du rempart pour passer sous les boucliers et incendier le
fort. Dans leurs camps retranchés, les Romains, outre quelques ouvrages
avancés construits en bois, plaçaient souvent; le long des remparts, de
distance en distance, des échafaudages de charpente qui servaient soit
à placer des machines destinées à lancer des projectiles, soit de tours
de guet pour reconnaître les approches de l’ennemi. Les bas-reliefs de
la colonne Trajane présentent de nombreux exemples de ces sortes de
constructions (3). Ces camps étaient de
deux sortes: il y avait les camps d’été, castra æstiva,
logis purement provisoires, que l’on élevait pour protéger les haltes
pendant le cours de la campagne, et qui ne se composaient que d’un
fossé peu profond et d’un rang de palissade plantées sur une petite
escarpe; puis les camps d’hiver ou fixes, castra hiberna, castra stativa,
qui étaient défendus par un fossé large et profond, par un rempart de
terre gazonnée ou de pierre flanqué de tours; le tout était couronné de
parapets crénelés ou de pieux reliés entre eux par des longrines ou des
liens d’osier. L’emploi des tours rondes ou carrées dans les enceintes
fixes des Romains était général, car, comme le dit Végèce, «les anciens
trouvèrent que l’enceinte d’une place ne devait point être sur «une
même ligne continue, à cause des béliers qui battraient trop aisément
«en brèche; mais par le moyen des tours placées dans le rempart assez
«près les unes des autres, leurs murailles présentaient des parties
saillantes «et rentrantes. Si les ennemis veulent appliquer des
échelles, ou approcher «des machines contre une muraille de cette
construction, on les voit de «front, de revers et presque par derrière;
ils sont comme enfermés au «milieu des batteries de la place qui les
foudroient.» Dès la plus haute antiquité, l’utilité des tours avait été
reconnue afin de permettre de prendre les assiégeants en flanc
lorsqu’ils voulaient battre les courtines.
Les camps fixes des Romains étaient généralement quadrangulaires,
avec quatre portes percées dans le milieu de chacune des faces; la
porte principale avait nom prétorienne, parce qu’elle s’ouvrait en face
du prætorium,
demeure du général en chef; celle en face
s’appelait décumane; les deux latérales
étaient désignées ainsi: principalis dextra et principalis sinistra. Des ouvrages avancés, appelés antemuralia, procastria, défendaient ces portes3.
Les officiers et soldats logeaient dans des huttes en terre, en brique
ou en bois, recouvertes de chaume ou de tuiles. Les tours étaient
munies de machines propres à lancer des traits ou des pierres. La
situation des lieux modifiait souvent cette disposition quadrangulaire,
car, comme l’observe judicieusement Vitruve à propos des machines de
guerre (chap. XXII): «Pour ce qui est des moyens que les assiégés
«peuvent employer pour se défendre, «cela ne se peut pas écrire.»
La station militaire de Famars, en Belgique (Fanum Martis), donnée dans l’Histoire de l’architecture en Belgique,
et dont nous reproduisons ici le plan (4), présente une enceinte dont
la disposition ne se rapporte pas aux plans ordinaires des camps
romains: il est vrai que cette fortification ne saurait être antérieure
au IIIe siècle4.
Quant au mode adopté par les Romains dans la construction de leurs
fortifications de villes, il consistait en deux forts parements de
maçonnerie séparés par un intervalle de vingt pieds; le milieu était
rempli de terre provenant des fossés et de blocaille bien pilonnées, et
formant un chemin de ronde légèrement incliné du côté de la ville pour
l’écoulement des eaux; la paroi extérieure s’élevait au-dessus du
chemin de ronde, était épaisse et percée de créneaux; celle intérieure
était peu élevée au-dessus du sol de la place, de manière à rendre
l’accès des remparts facile au moyen d’emmarchements(5)5.
Le château Narbonnais de Toulouse, qui joue un si grand rôle dans
l’histoire de cette ville depuis la domination des Visigoths jusqu’au
XIVe siècle, paraît avoir été construit d’après ces données
antiques: il se composait «de deux grosses tours, l’une au midi,
l’autre au septentrion, bâties de terre cuite et de cailloux avec de la
chaux, le tout entouré de grandes pierres sans mortier, mais
cramponnées avec des lames de fer scellées de plomb. Le château était
élevé sur terre de plus de trente brasses, ayant vers le midi deux
portails de suite, deux voûtes de pierres de taille jusqu’au sommet; il
y en avait deux autres de suite au septentrion et sur la place du
Salin. Par le dernier de ces portails, on entrait dans la ville dont le
terrain a été haussé de plus de douze pieds... On voyait une tour
carrée entre ces deux tours ou plates-formes de défense; car elles
étaient terrassées et remplies de terre, suivant Guillaume de
Puilaurens, puisque Simon de Montfort en fit enlever toutes les terres
qui s’élevaient jusqu’au comble6.»
L’enceinte visigothe de la cité de Carcassonne
nous a conservé des dispositions analogues et qui rappellent celles
décrites par Végèce. Le sol de la ville est beaucoup plus élevé que
celui du dehors et presque au niveau des boulevards. Les courtines,
fort épaisses, sont composées de deux parements de petit appareil
cubique, avec assises alternées de brique; le milieu est rempli non de
terre, mais de blocage maçonné à la chaux. Les tours s’élevaient
au-dessus des courtines, et leur communication avec celles ci pouvait
être coupée, de manière à faire de chaque tour un petit fort
indépendant; à l’extérieur ces tours sont cylindriques, et du côté de
la ville elles sont carrées; leur souche porte également du côté de la
campagne sur une base cubique. Nous donnons ici (6) le plan d’une de
ces tours avec les courtines:
A est le plan du rez-de-chaussée, B le plan du premier étage au niveau
des chemins de ronde. On voit en C et en D les deux fosses pratiquées
en avant des portes de la tour afin d’intercepter, lorsqu’on enlevait
les ponts de bois, la communication entre la ville ou les chemins de
ronde et les étages des tours. On accédait du premier étage à la partie
supérieure crénelée de la tour par un escalier en bois intérieur posé
le long du mur plat. Le sol extérieur étant beaucoup plus bas que celui
de la ville, le rez-de-chaussée de la tour était en contre-bas du
terre-plein de la cité, et on y descendait par un emmarchement de dix à
quinze
marches. La figure (6 bis) fait voir la tour et ses deux courtines du
côté de la ville, les ponts de communication sont supposés enlevés.
L’étage supérieur crénelé est couvert par un comble et ouvert du côté
de la ville, afin de permettre aux défenseurs de la tour de voir ce qui
s’y passe, et
aussi pour permettre de monter des pierres et toutes sortes de projectiles au moyen d’une corde et d’une poulie7. La figure (6 ter) montre cette même tour du côté de la campagne; nous y avons joint une poterne8
dont le seuil est assez élevé au-dessus du sol pour qu’il faille un
escalier volant ou une échelle pour y accéder. La poterne se trouve
défendue, suivant l’usage, par une palissade ou barrière, chaque porte
ou poterne étant munie de ces sortes d’ouvrages.
Conformément à la tradition du camp fixe romain, l’enceinte des
villes du moyen âge renfermait un château ou au moins un réduit qui
commandait les murailles; le château lui-même contenait une défense
isolée plus forte que toutes les autres qui prit le nom de Donjon
(voy. ce mot). Souvent les villes du moyen âge étaient protégées par
plusieurs enceintes, ou bien il y avait la cité qui, située sur le
point culminant, était entourée de fortes murailles et, autour, des
faubourgs défendus par des tours et courtines ou de simples ouvrages en
terre et en bois et des fossés. Lorsque les Romains fondaient une
ville, ils avaient le soin, autant que faire se pouvait, de choisir un
terrain incliné le long d’un fleuve où d’une rivière. Quand
l’inclinaison du terrain se terminait par un escarpement du côté opposé
au cours d’eau, la situation remplissait toutes les conditions
désirables; et pour nous faire mieux comprendre
par une figure, voici (7) le plan cavalier d’une assiette de ville
romaine conforme à ces données. A était la ville avec ses murs bordés
d’un côté par la rivière; souvent un pont, défendu par des ouvrages
avancés, communiquait à la rive opposée. En B était l’escarpement qui
rendait l’accès de la ville difficile sur le point où une armée ennemie
devait tenter de l’investir; D le château dominant tout le système de
défense, et le refuge de la garnison dans le cas où la ville tombait
aux mains des ennemis. Les points les plus faibles étaient alors les
deux fronts CC, et c’est là que les murailles étaient hautes, bien
flanquées de tours et protégées par des fossés larges et profonds. La
position des assiégeants, en face de ces deux fronts, n’était pas
très-bonne d’ailleurs, car une sortie les prenant de flanc, pour peu
que la garnison fût brave et nombreuse, pouvait les culbuter dans le
fleuve. Dans le but de reconnaître les dispositions des assiégeants,
aux angles EE étaient construites des tours fort élevées, qui
permettaient de découvrir au loin les rives du fleuve en aval et en
amont, et les deux fronts CC. C’est suivant ces données que les villes
d’Autun, de Cahors, d’Auxerre, de Poitiers, de Bordeaux, de Périgueux,
etc., avaient été fortifiées à l’époque romaine. Lorsqu’un pont
réunissait, en face le front des murailles, les deux rives du fleuve,
alors ce pont était défendu par une tête de pont G du côté opposé à la
ville; ces têtes de pont prirent plus ou moins d’importance: elles
enveloppèrent des faubourgs tout entiers, ou ne furent que des chatelets, ou de simples barbacanes
(voy. ces mots). Des estacades et des tours en regard, bâties des deux
côtés du fleuve en amont, permettaient de barrer le passage et
d’intercepter la navigation en tendant, d’une tour à l’autre, des
chaînes ou des pièces de bois attachées bout à bout par des anneaux de
fer. Si, comme à Rome même, dans le voisinage d’un fleuve, il se
trouvait une réunion de mamelons, on avait le soin, non d’envelopper
ces mamelons, mais de faire passer les murs de défense sur leurs
sommets, en fortifiant avec soin les intervalles qui, se trouvant
dominés des deux côtés par des fronts, ne pouvaient être attaqués sans
de grands risques. À cet effet,
entre les mamelons, la ligne des murailles était presque
toujours infléchie et concave, ainsi que l’indique le plan
cavalier (8)9. Mais
si la ville occupait un plateau (et alors elle n’était généralement que
d’une médiocre importance), on profitait de toutes les saillies du
terrain en suivant ses sinuosités, afin de ne pas permettre aux
assiégeants de s’établir au niveau du pied des murs, ainsi qu’on peut
le voir à Langres et
à Carcassonne,
dont nous donnons ici (9) l’enceinte visigothe, nous pourrions dire
romaine, puisque quelques-unes de ses tours sont établies sur des
souches romaines. Dans les villes antiques, comme dans la plupart de
celles élevées pendant le moyen âge, et comme aujourd’hui encore, le
château, castellum10,
était bâti non-seulement sur le point le plus élevé, mais encore
touchait toujours à une partie de l’enceinte, afin de ménager à la
garnison les moyens de recevoir des secours du dehors si la ville était
prise. Les entrées du château étaient protégées par des ouvrages
avancés qui s’étendaient souvent assez loin dans la campagne, de façon
à laisser entre les premières barrières et les murs du château un
espace libre, sorte de place d’armes qui permettait à un corps de
troupes de camper en dehors des enceintes fixes, et de soutenir les
premières attaques. Ces retranchements avancés étaient généralement
élevés en demi-cercle composés de fossés et de palissades; les portes
étaient alors ouvertes latéralement, de manière à obliger l’ennemi qui
voulait les forcer de se présenter de flanc devant les murs de la
place. Si du IVe au Xe siècle le système défensif
de la fortification romaine s’était peu modifié, les moyens d’attaque
avaient nécessairement perdu de leur valeur; la mécanique jouait un
grand rôle dans les sièges des places, et cet art n’avait pu se
perfectionner ni même se maintenir, sous la domination des conquérants
barbares, au niveau où les Romains l’avaient placé. Le peu de documents
qui nous restent sur les sièges de ces époques accusent une grande
inexpérience de la part des assaillants. Il était toujours difficile
d’ailleurs de tenir des armées irrégulières et mal disciplinées devant
une ville qui résistait quelque temps, et si les sièges traînaient en
longueur, l’assaillant était presque certain de voir ses troupes se
débander pour aller piller la campagne; alors la défense l’emportait
sur l’attaque, et l’on ne s’emparait pas d’une ville défendue par de
bonnes murailles et une garnison fidèle. Mais peu à peu les moyens
d’attaque se perfectionnèrent, ou plutôt furent suivis avec une
certaine méthode: lorsqu’on voulut investir une place, on établit
d’abord deux lignes de remparts de terre ou de bois, munis de fossés,
l’une du côté de la place, pour se prémunir contre les sorties des
assiégés et leur ôter toute communication avec le dehors, qui est la
ligne de contre-vallation; l’autre du côté de la campagne, pour se garder contre les secours extérieurs, qui est la ligne de circonvallation;
on opposa aux tours des remparts attaqués, des tours mobiles en bois
plus élevées, qui commandaient les remparts des assiégés, et qui
permettaient de jeter sur les boulevards, au moyen de ponts volants, de
nombreux assaillants. Les tours mobiles avaient cet avantage de pouvoir
être placées en face les points faibles de la défense, contre des
courtines munies de chemins de ronde peu épais, et par conséquent
n’opposant qu’une ligne de soldats contre une colonne d’attaque
profonde, et se précipitant sur les murailles de haut en bas. On
perfectionna le travail du mineur et tous les engins propres à battre
les murailles; dès lors l’attaque l’emporta sur la défense. Des
machines de guerre des Romains, les armées des premiers siècles du
moyen âge avaient conservé le bélier (mouton en langue d’oil, bosson
en langue d’oc). Ce fait a quelquefois été
révoqué en doute, mais nous possédons les preuves
de l’emploi, pendant les Xe, XIe, XIIe, XIVe, XVe et même XVIe
siècles, de cet engin propre à battre les murailles. Voici les copies
de vignettes tirées de manuscrits de la Bibliothèque Impériale,
qui ne peuvent laisser la moindre incertitude sur l’emploi du bélier. La première (9 bis) représente l’attaque des palissades ou des lices entourant une fortification de pierre11;
on y distingue parfaitement le bélier, porté sur deux roues et poussé
par trois hommes qui se couvrent de leurs targes; un quatrième
assaillant tient une arbalète à pied-de-biche. La seconde (9 ter) représente l’une des visions d’Ézéchiel12; trois béliers munis de roues entourent le prophète13. Dans
le siège du château de Beaucaire par les habitants de cette ville, le bosson
est employé (voir plus loin le passage dans lequel il est question de
cet engin). Enfin, dans les Chroniques de Froissard, et, plus tard
encore, au siège de Pavie, sous François Ier, il est
question du bélier. Mais après les premières croisades, les ingénieurs
occidentaux qui avaient été en Orient à la suite des armées,
apportèrent en France, en Italie, en Angleterre et en Allemagne
quelques perfectionnements à l’art de la fortification; le système
féodal organisé mettait en pratique les nouvelles méthodes, et les
amélioraient sans cesse, par suite de son état permanent de guerre. À
partir de la fin du XIIe siècle jusque vers le milieu du XIVe,
la défense l’emporta sur l’attaque, et cette situation ne changea que
lorsqu’on fit usage de la poudre à canon dans l’artillerie. Depuis
lors, l’attaque ne cessa pas d’être supérieure à la défense.
Jusqu’au XIIe siècle, il ne parait pas que les villes
fussent défendues autrement que par des enceintes flanquées de tours;
c’était la méthode romaine; mais alors le sol était déjà couvert de
châteaux, et l’on savait par expérience qu’un château se défendait
mieux qu’une ville. En effet, aujourd’hui un des principes les plus
vulgaires de la fortification consiste à opposer le plus grand front
possible à l’ennemi, parce que le plus grand front exige une plus
grande enveloppe, et oblige les assiégeants à exécuter des travaux plus
considérables et plus longs; mais lorsqu’il fallait battre les
murailles de près, lorsqu’on n’employait pour détruire les ouvrages des
assiégés que la sape, le bélier, la mine ou des engins dont la portée
était courte, lorsqu’on ne pouvait donner l’assaut qu’au moyen de ces
tours de bois, ou par escalade, ou encore par des brèches mal faites et
d’un accès difficile, plus la garnison était resserrée dans un espace
étroit, et plus elle avait de force, car l’assiégeant, si nombreux
qu’il fût, obligé d’en venir aux mains, ne pouvait avoir sur un point
donné qu’une force égale tout au plus à celle que lui opposait
l’assiégé. Au contraire, les enceintes très étendues pouvant être
attaquées brusquement par une nombreuse armée, sur plusieurs points à
la fois, divisaient les forces des assiégés, exigeaient une garnison au
moins égale à l’armée d’investissement, pour garnir suffisamment les
remparts, et repousser des attaques qui ne pouvaient être prévues
souvent qu’au moment où elles étaient exécutées.
Pour parer aux inconvénients que présentaient les grands fronts
fortifiées, vers la fin du XIIe siècle on eut l’idée d’établir, en
avant des enceintes continues flanquées de tours, des forteresses
isolées, véritables forts détachés destinés à tenir l’assaillant
éloigné du corps de la place, et à le forcer de donner à ses lignes de
contre-vallation une étendue telle qu’il eût fallu une armée immense
pour les garder. Avec l’artillerie moderne, la convergence des feux de
l’assiégeant lui donne la supériorité sur la divergence des feux de
l’assiégé; mais, avant l’invention des bouches à feu, l’attaque ne
pouvait être que très-rapprochée, et toujours perpendiculaire au dispositif défensif;
il y avait donc avantage pour l’assiégé à opposer à l’assaillant des
points isolés ne se commandant pas les uns les autres, mais bien
défendus; on éparpillait ainsi les forces de l’ennemi, en le
contraignant à entreprendre des attaques simultanées sur des points
choisis par l’assiégé et munis en conséquence. Si l’assaillant laissait
derrière lui les réduits isolés pour venir attaquer les fronts de la
place, il devait s’attendre à avoir sur les bras les garnisons des
forts détachés au moment de donner l’assaut, et sa position était
mauvaise. Quelquefois, pour éviter de faire le siège en règle de chacun
de ces forts, l’assiégeant, s’il avait une armée nombreuse, élevait des
bastilles de pierre sèche, de bois et de terre, établissait des lignes
de contre-vallation autour des forteresses isolées, et, renfermant
leurs garnisons, attaquait le corps de la place. Toutes les opérations
préliminaires des sièges étaient longues, incertaines; il fallait des
approvisionnements considérables de bois, de projectiles, et souvent
les ouvrages de contre-vallation, les tours mobiles, les bastilles
fixes de bois et les engins étaient à peine achevés, qu’une sortie
vigoureuse des assiégés ou une attaque de nuit, détruisait le travail
de plusieurs mois, par le feu et la hache. Pour éviter ces désastres,
les assiégés établissaient leurs lignes de contre-vallation au moyen de
doubles rangs de fortes palissades de bois espacés de la longueur d’une
pique (trois à quatre mètres), et, creusant un fossé en avant, se
servaient de la terre pour remplir l’intervalle entre les palis; ils
garnissaient leurs machines, leurs tours de bois fixes et mobiles, de
peaux de bœuf et de cheval, fraîches ou bouillies, ou d’une grosse
étoffe de laine, afin de les mettre à l’abri des projectiles
incendiaires. Il arrivait souvent que les rôles changeaient, et que les
assaillants, repoussés par les sorties des garnisons et forcés de se
réfugier dans leur camp, devenaient, à leur tour, assiégés. De tout
temps les travaux d’approche des sièges ont été longs et hérissés de
difficultés; mais alors, bien plus qu’aujourd’hui, les assiégés
sortaient de leurs murailles soit pour escarmoucher aux barrières et
empêcher des établissements fixes, soit pour détruire les travaux
exécutés par les assaillants; les armées se gardaient mal, comme toutes
les troupes irrégulières et peu disciplinées; on se fiait aux palis
pour arrêter un ennemi audacieux, et chacun se reposant sur son voisin
pour garder les ouvrages, il arrivait fréquemment qu’une centaine de
gens d’armes, sortant de la place au milieu de la nuit, tombaient à
l’improviste au cœur de l’armée, sans rencontrer une sentinelle,
mettaient le feu aux machines de guerre, et, coupant les cordes des
tentes pour augmenter le désordre, se retiraient avant d’avoir tout le
camp sur les bras. Dans les chroniques des XIIe, XIIIe et XIVe
siècles, ces surprises se renouvellent à chaque instant, et les armées
ne s’en gardaient pas mieux le lendemain. C’était aussi la nuit souvent
qu’on essayait, au moyen des machines de jet, d’incendier les ouvrages
de bois des assiégeants ou des assiégés. Les Orientaux possédaient des
projectiles incendiaires qui causaient un grand effroi aux armées
occidentales. Ce qui fait supposer qu’elles n’en connaissaient pas la
composition, au moins pendant les croisades des XIIe et XIIIe siècles, et ils avaient des machines puissantes14
qui différaient de celles des Occidentaux, puisque ceux-ci les
adoptèrent en conservant leurs noms d’origine d'engins turcs, de pierrières turques.
On ne peut douter que les croisades, pendant lesquelles on fit tant
de sièges mémorables, n’aient perfectionné les moyens d’attaque, et
que, par suite, des modifications importantes n’aient été apportées aux
défenses des places. Jusqu’au XIIIe siècle, la fortification
est protégée par sa force passive, par la masse et la situation de ses
constructions. Il suffisait de renfermer une faible garnison dans des
tours et derrière des murailles hautes et épaisses, pour défier
longtemps les efforts d’assaillants qui ne possédaient que des moyens
d’attaque très-faibles. Les châteaux normands, élevés en si grand
nombre par ces nouveaux conquérants, dans le nord-ouest de la France et
en Angleterre, présentaient des masses de constructions qui ne
craignaient pas l’escalade à cause de leur élévation, et que la sape
pouvait difficilement entamer. On avait toujours le soin, d’ailleurs,
d’établir, autant que faire se pouvait, ces châteaux sur des lieux
élevés, sur une assiette de rochers, de les entourer de fossés
profonds, de manière à rendre le travail du mineur impossible; et comme
refuge en cas de surprise ou de trahison, l’enceinte du château
contenait toujours un donjon isolé, commandant tous les ouvrages,
entouré lui-même souvent d’un fossé et d’une muraille (chemise), et qui
pouvait, par sa position et l’élévation de ses murs, permettre à
quelques hommes de tenir en échec de nombreux assaillants. Mais, après
les premières croisades, et lorsque le système féodal eut mis entre les
mains de quelques seigneurs une puissance presque égale à celle du roi,
il fallut renoncer à la fortification passive et qui ne se défendait
guère que par sa masse, pour adopter un système de fortification
donnant à la défense une activité égale à celle de l’attaque, et
exigeant des garnisons plus nombreuses. Il ne suffisait plus (et le
terrible Simon de Montfort l’avait prouvé) de posséder des murailles
épaisses, des châteaux situés sur des rochers escarpés, du haut
desquels on pouvait mépriser un assaillant sans moyens d’attaque
actifs, il fallait défendre ces murailles et ces tours et les munir de
nombreuses troupes, de machines et de projectiles, multiplier les
moyens de nuire à l’assiégeant, déjouer ses efforts par des
combinaisons qu’il ne pouvait prévoir, et surtout se mettre à l’abri
des surprises ou des coups de main; car souvent des places bien munies
tombaient au pouvoir d’une petite troupe hardie de gens d’armes, qui,
passant sur le corps des défenseurs des barrières, s’emparaient des
portes, et donnaient ainsi, à un corps d’armée, l’entrée d’une ville.
Vers la fin du XIIe siècle et pendant la première moitié du XIIIe
siècle, les moyens d’attaque et de défense, comme nous l’avons dit, se
perfectionnaient, et étaient surtout conduits avec plus de méthode. On
voit alors, dans les armées et dans les places, des ingénieurs (engegneors)
spécialement chargés de la construction des engins destinés à l’attaque
ou à la défense. Parmi ces engins, les uns étaient défensifs et
offensifs en même temps, c’est-à-dire construits de manière à garantir
les pionniers et à battre les murailles; les autres offensifs
seulement. Lorsque l’escalade (le premier moyen d’attaque que l’on
employait presque toujours) ne réunissait pas, lorsque les portes
étaient trop bien armées de défenses pour être forcées, il fallait
entreprendre un siège en règle; c’est alors que l’assiégeant
construisait des beffrois roulants en bois (baffraiz),
que l’on s’efforçait de faire plus hauts que les
murailles de l’assiégé, établissait des chats, gats ou gates,
sortes de galeries en bois, couvertes de mairins, de fer et de peaux,
que l’on approchait du pied des murs, et qui permettaient aux
assaillants de faire agir le mouton, le bosson (bélier
des anciens), ou de saper les tours ou courtines au moyen du pic-hoyau,
ou encore d’apporter de la terre et des fascines pour combler les
fossés.
Dans le poëme de la croisade contre les Albigeois, Simon de Montfort emploie souvent la gate,
qui non-seulement semble destinée à permettre de saper le pied des murs
à couvert, mais aussi à remplir l’office du beffroi, en amenant au
niveau des parapets un corps de troupes.--«Le comte de Montfort
commande: ...Poussez maintenant la gate et vous prendrez Toulouse... et
(les Français) poussent la gate en criant et sifflant; entre le mur (de
la ville) et le château elle avance à petits sauts, comme l’épervier
chassant les petits oiseaux. Tout droit vient la pierre que lance le
trébuchet, et elle la frappe d’un tel coup à son plus haut plancher
qu’elle brise, tranche et déchire les cuirs et courroies... Si vous
retournez la gate, disent les barons (au comte de Montfort), des coups
vous la garantirez. Par Dieu, dit le comte, c’est ce que nous verrons
tout à l’heure. Et quand la gate tourne, elle continue ses petits pas
saccadés. Le trébuchet vise, prépare son jet, et lui donne un tel coup
à la seconde fois, que le fer et l’acier, les solives et chevilles sont
tranchés et brisés.» Et plus loin: «Le comte de Montfort a rassemblé
ses chevaliers, les plus vaillants pendant le siège et les mieux
éprouvés; il a fait (à sa gate) de bonnes défenses munies de ferrures
sur la face, et il a mis dedans ses compagnies de chevaliers, bien
couverts de leurs armures et les heaumes lacés; ainsi on pousse la gate
vigoureusement et vite; mais ceux de la ville sont bien expérimentés:
ils ont tendu et ajusté leurs trébuchets, et ont placé dans les frondes
de beaux morceaux de roches taillés, qui, les cordes lâchées, volent
impétueux, et frappent la gate sur le devant et les flancs si bien, aux
portes, aux planchers, aux arcs entaillés (dans le bois), que les
éclats volent de tous côtés, et que de ceux qui la poussent beaucoup
sont renversés. Et par toute la ville il s’élève un cri: Par Dieu! dame fausse gate, jamais ne prendrez rats15.»
Guillaume Guiart, à propos du siége de Boves par Philipe Auguste, parle ainsi des chats:
Devant Boves fit l’ost de France,
Qui contre les Flamans contance,
Li mineur pas ne sommeillent,
Un chat bon et fort appareillent,
Tant eurent dessous, et tant cavent,
Qu’une grant part du mur destravent...
Un chat font sur le pont atraire,
Dont pieça mention feismes,
Qui fit de la roche meisme,
Li mineur desous se lancent,
Le fort mur à miner commencent,
Et font le chat si aombrer,
Que riens ne les peut encombrer.
Afin de protéger les travailleurs qui font une
chaussée pour traverser un bras du Nil, saint Louis «fist faire deux
baffraiz, que on appelle Chas Chateilz. Car il y avoit deux chateilz
devant les chas, et deux maisons darrière pour recevoir les coups que
les Sarrazins gettoient à engis; dont ils avoient seize tout droiz,
dont ils faisoient merveilles16.» L’assaillant appuyait ses beffrois et chats par des batteries de machines de jet, trébuchets (tribuquiaux), mangonnaux (mangoniaux),
calabres, pierriers, et par des arbalétriers protégés par des
boulevards ou palis terrassés de claies et de terre, ou encore par des
tranchées, des fascines et mantelets. Ces divers engins (trébuchets,
calabres, mangonnaux et pierriers) étaient mus par des contre-poids, et
possédaient une grande justesse de tir17;
ils ne pouvaient toutefois que détruire les créneaux et empêcher
l’assiégeant de se maintenir sur les murailles ou démonter leurs
machines.
De tous temps la mine avait été en usage pour détruire des pans de
murailles et faire brèche. Les mineurs, autant que le terrain le
permettait toutefois, faisaient une tranchée en arrière du fossé,
passaient au-dessous, arrivaient aux fondations, les sapaient et les
étançonnaient au moyen de pièces de bois, puis ils mettaient le feu aux
étançons, et la muraille tombait. L’assiégeant, pour se garantir contre
ce travail souterrain, établissait ordinairement sur le revers du fossé
des palissades ou une muraille continue, véritable chemin couvert qui
protégeait les approches, et obligeait l’assaillant à commencer son
trou de mine assez loin des fossés; puis, comme dernière ressource, il
contre-minait, et cherchait à rencontrer la galerie de l’assaillant; il
le repoussait, l’étouffait en jetant dans les galeries des fascines
enflammées, et détruisait ses ouvrages. Il existe un curieux rapport du sénéchal de Carcassonne,
Guillaume des Ormes, adressé à la reine Blanche, régente de France
pendant l’absence de saint Louis, sur la levée du siége mis devant
cette place par Trencavel en 124018. À cette époque la cité de Carcassonne n’était pas munie comme nous la voyons aujourd’hui19; elle ne se composait guère que de l’enceinte visigothe, réparée au XIIe
siècle, avec une première enceinte ou lices, qui ne devait pas avoir
une grande valeur (voy. fig. 9) et quelques ouvrages avancés
(barbacanes). Le bulletin détaillé des opérations de l’attaque et de la
défense de cette place, donné par le sénéchal Guillaume des Ormes, est
en latin; en voici la traduction:
«À excellente et illustre dame Blanche, par la
grâce de Dieu, reine des Français, Guillaume des Ormes,
sénéchal de Carcassonne, son humble, dévoué et fidèle serviteur. salut.
Madame, que votre excellence apprenne par les présentes que la ville de Carcassonne a été assiégée par le soi-disant vicomte et ses complices,
«le lundi 17 septembre 1240. Et aussitôt, nous qui étions dans la
place, leur avons enlevé le bourg Graveillant, qui est en avant de la
porte de Toulouse, et là, nous avons eu beaucoup de bois de charpente,
qui nous a fait grand bien. Ledit bourg s’étendait depuis la barbacane
de la cité jusqu’à l’angle de ladite place. Le même jour, les ennemis
nous enlevèrent un moulin, à cause de la multitude de gens qu’ils
avaient20;
ensuite Olivier de Termes, Bernard Hugon de Serre-Longue, Géraut
d’Aniort, et ceux qui étaient avec eux se campèrent entre l’angle de la
ville et l’eau21,
et, le jour même à l’aide des fossés qui se trouvaient là, et en
rompant les chemins qui étaient entre eux et nous, ils s’enfermèrent
pour que nous ne pussions aller à eux.
D’un autre côté, entre le pont et la barbacane du château, se
logèrent Pierre de Fenouillet et Renaud du Puy, Guillaume Fort, Pierre
de la Tour et beaucoup d’autres de Carcassonne. Aux deux endroits, ils avaient tant d’arbalétriers, que personne ne pouvait sortir de la ville.
Ensuite ils dressèrent un mangonneau contre notre barbacane; et
nous, nous dressâmes aussitôt dans la barbacane une pierrière turque22
très-bonne, qui lançait des projectiles vers ledit mangonneau et autour
de lui; de sorte que, quand ils voulaient tirer contre nous, et qu’ils
voyaient mouvoir la perche de notre pierrière, ils s’enfuyaient et
abandonnaient entièrement leur mangonneau; et là ils firent des fossés
et des palis. Nous aussi, chaque fois que nous faisions jouer la
pierrière, nous nous retirions de ce lieu, parce que nous ne pouvions
aller à eux, à cause des fossés, des carreaux et des puits qui se
trouvaient là.
Ensuite, Madame, ils commencèrent une mine contre la barbacane de la porte Narbonnaise23;
et nous aussitôt, ayant entendu leur travail souterrain, nous
contre-minâmes, et nous fîmes dans l’intérieur de la barbacane, un
grand et fort mur en pierres sèches, de manière que nous gardions bien
la moitié de la barbacane, et alors, ils mirent le feu au trou qu’ils
faisaient; de sorte que, les bois s’étant brûlés, une portion
antérieure de la barbacane s’écroula.
Ils commencèrent à miner contre une autre tourelle des lices24;
nous contre-minâmes, et nous parvînmes à nous emparer du trou de mine
qu’ils avaient fait. Ils commencèrent ensuite une mine entre nous et un
certain mur, et ils détruisirent deux créneaux des lices; mais nous
fîmes là un bon et fort palis entre eux et nous.
Ils minèrent aussi l’angle de la place, vers la maison de l’évêque25, et, à force de miner, ils vinrent, sous un certain mur sarrasin26,
jusqu’au mur des lices. Mais aussitôt que nous nous en aperçûmes, nous
fîmes un bon et fort palis entre eux et nous, plus haut dans les lices,
et nous contre-minâmes. Alors, ils mirent le feu à leur mine, et nous
renversèrent à peu près une dizaine de brasses de nos créneaux. Mais
aussitôt nous fîmes un bon et fort palis, et au-dessus nous fîmes une
bonne bretèche27 (10) avec de bonnes archières28: de sorte, qu’aucun d’eux n’osa approcher de nous dans cette partie.
Ils commencèrent aussi, Madame, une mine contre la barbacane de la porte de Rodez29, et ils se tinrent en dessous, parce qu’ils voulaient arriver à notre mur30,
et ils firent, merveilleusement, une grande voie; mais, nous en étant
aperçus, nous fîmes aussitôt, plus haut et plus bas, un grand et fort
palis; nous contre-minâmes aussi, et les ayant rencontrés, nous leur
enlevâmes leur trou de mine31.
Sachez aussi, Madame, que depuis le commencement du siége, ils ne
cessèrent pas de nous livrer des assauts; mais nous avions tant de
bonnes arbalètes et de gens animés de bonne volonté à se défendre, que
c’est en livrant leurs assauts qu’ils éprouvèrent les plus grandes
pertes.
Ensuite, un dimanche, ils convoquèrent tous leurs hommes d’armes,
arbalétriers et autres, et tous ensemble assaillirent la barbacane
au-des-sous du château32.
Nous descendîmes à la barbacane et leur jetâmes et lançâmes tant de
pierres et de carreaux, que nous leur fîmes abandonner ledit assaut;
plusieurs d’entre eux furent tués et blessés33.
Mais le dimanche suivant, après la fête de Saint-Michel, ils nous
livrèrent un très-grand assaut; et nous, grâce à Dieu et à nos gens,
qui avaient bonne volonté de se défendre, nous les repoussâmes:
plusieurs d’entre eux furent tués et blessés; aucun des nôtres, grâce à
Dieu, ne fut tué ni ne reçut de blessure mortelle. Mais ensuite, le
lundi 11 octobre, vers le soir, ils eurent bruit que vos gens, Madame,
venaient à notre secours, et ils mirent le feu aux maisons du bourg de Carcassonne.
Ils ont détruit entièrement les maisons des frères Mineurs et les
maisons d’un monastère de la bienheureuse Marie, qui étaient dans le
bourg, pour prendre les bois dont ils ont fait leurs palis. Tous ceux
qui étaient audit siége l’abandonnèrent furtivement cette même nuit,
même ceux du bourg.
Quant à nous, nous étions bien préparés, grâce à Dieu, à attendre,
Madame, votre secours, tellement que, pendant le siége, aucun de nos
gens ne manquait de vivres, quelque pauvre qu’il fût; bien plus,
Madame, nous avions en abondance le blé et la viande pour attendre
pendant longtemps, s’il l’eût fallu, votre secours. Sachez, Madame, que
ces malfaiteurs tuèrent, le second jour de leur arrivée, trente-trois
prêtres et autres clercs qu’ils trouvèrent en entrant dans le bourg;
sachez en outre, Madame, que le seigneur Pierre de Voisin, votre
connétable de Carcassonne;
Raymond de Capendu; Gérard d’Ermenville, se sont très-bien conduits
dans cette affaire. Néanmoins, le connétable, par sa vigilance, sa
valeur et son sang-froid, s’est distingué par-dessus les autres. Quant
aux autres affaires de la terre, nous pourrons, Madame, vous en dire la
vérité quand nous serons en votre présence. Sachez donc qu’ils ont
commencé à nous miner fortement en sept endroits. Nous avons presque
partout contre-miné et n’avons point épargné la peine. Ils commençaient
à miner à partir de leurs maisons, de sorte que nous ne savions rien
avant qu’ils arrivassent à nos lices.
Fait à Carcassonne, le 13 octobre 1240.
Sachez, Madame, que les ennemis ont brûlé les
châteaux et les lieux ouverts qu’ils ont rencontrés
dans leur fuite.»
Quant au bélier des anciens, il était certainement
employé pour battre le pied des murailles dans les
sièges, dès le XIIe
siècle. Nous empruntons encore au poëme provençal de la croisade contre
les Albigeois un passage qui ne peut laisser de doute à cet égard.
Simon de Montfort veut secourir le château de Beaucaire
qui tient pour lui et qui est assiégé par les habitants;
il assiège la
ville, mais il n’a pas construit des machines suffisantes; les
assauts
n’ont pas de résultats; pendant ce temps les
Provençaux pressent de
plus en plus le château (le capitole). «...Mais ceux de la
ville ont
élevé contre (les croisés enfermés dans le
château) des engins dont ils
battent de telle sorte le capitole et la tour de guet, que les poutres,
la pierre et le plomb en sont fracassés; et à la
Sainte-Pâques est
dressé le bosson, lequel est long, ferré, droit, aigu,
qui tant frappe,
tranche et brise, que le mur est endommagé, et que plusieurs
pierres
s’en détachent çà et là; et les
assiégés, quand ils s’en aperçoivent ne
sont pas découragés. Ils font un lacet de corde qui est
attaché à une
machine de bois, et au moyen duquel la tête du bosson est prise
et
retenue. De cela ceux de Beaucaire
sont grandement troublés, jusqu’à ce que vienne l’ingénieur qui a mis
le bosson en mouvement. Et plusieurs des assiégeants se sont logés dans
la roche, pour essayer de fendre la muraille à coups de pics aiguisés.
Et ceux du capitole les ayant-aperçus, cousent, mêlés dans un drap, du
feu, du soufre et de l’étoupe, qu’ils descendent au bout d’une chaîne
le long du mur, et lorsque le feu a pris et que le soufre se fond, la
flamme et l’odeur les suffoquent à tel point (les pionniers), que pas
un d’eux ne peut demeurer ni ne demeure. Mais ils vont à leurs
pierriers, les font jouer si bien, qu’ils brisent et tranchent les
barrières et les poutres34.»
Ce curieux passage fait connaître quels étaient les moyens employés
alors pour battre de près les murailles, lorsqu’on voulait faire
brèche, et que la situation des lieux ne permettait pas de percer des
galeries de mines, de poser des étançons sous les fondations, et d’y
mettre le feu. Quant aux moyens de défense, il est sans cesse question,
dans cette histoire de la croisade contre les Albigeois, de barrières,
de lices de bois, de palissades. Lorsque Simon de Montfort est obligé
de revenir assiéger Toulouse, après cependant qu’il en a fait raser
presque tous les murs, il trouve la ville défendue par des fossés et
des ouvrages de bois. Le château Narbonnais seul est encore en son
pouvoir. Le frère du comte, Guy de Montfort, est arrivé le premier avec
ces terribles croisées. Les chevaliers ont mis pied à terre, ils
brisent les barrières et les portes, ils pénètrent dans les rues, mais
là ils sont reçus par les habitants et les hommes du comte de Toulouse
et sont forcés de battre en retraite, quand arrive Simon plein de
fureur: «Comment, dit-il à son frère, se fait-il que vous n’ayez pas
déjà détruit la ville et brûlé ses maisons?--Nous avons attaqué la
ville, répond le comte Guy, franchi les défenses, et nous nous sommes
trouvés pêle-mêle avec les habitants dans les rues; là nous avons
rencontré les chevaliers, les bourgeois, les ouvriers armés de masses,
d’épieux, de haches tranchantes, qui, avec de grands cris, des huées et
de grands coups mortels vous ont, par nous, transmis vos rentes et vos
cens, et peut-il vous le dire don Guy votre maréchal, quels marcs
d’argent ils nous ont envoyés de dessus les toits! Par la foi que je
vous dois, il n’y a parmi nous personne de si brave, qui, quand ils
nous chassèrent hors de la ville par les portes, n’eût mieux aimé la
fièvre, ou une bataille rangée...» Cependant le comte de Montfort est
obligé d’entreprendre un siége en règle après de nouvelles attaques
infructueuses. «Il poste ses batailles dans les jardins, il munit les murs du château et les vergers d’arbalètes à rouet35
et de flèches aiguës. De leur Côté les hommes de la ville, avec leur
légitime seigneur, renforcent les barrières, occupent les terrains
d’alentour, et arborent en divers lieux leurs bannières, aux deux croix
rouges, avec l’enseigne du comte (Raymond), tandis que sur les échafauds36, dans les galeries37
sont postés les hommes les plus vaillants, les plus braves et les plus
sûrs, armés de perches ferrées, et de pierres à faire tomber sur
l’ennemi. En bas, à terre, d’autres sont restés, portant des lances et dartz porcarissals,
pour défendre les lices, afin qu’aucun assaillant ne
s’approche des palis. Aux archères et aux créneaux (fenestrals)
les archers défendent les ambons et les courtines, avec des arcs de
différentes sortes et des arbalètes de main. De carreaux et de sagettes
des comportes38
sont remplies. Partout à la ronde, la foule du peuple est armée de
haches, de masses, de bâtons ferrés, tandis que les dames et les femmes
du peuple leur portent des vases, de grosses pierres faciles à saisir
et à lancer. La ville est bellement fortifiée à ses portes; bellement
aussi et bien rangés les barons de France, munis de feu, d’échelles et
de lourdes pierres, s’approchent de diverses manières pour s’emparer
des barbacanes39...»
Mais le siége traîne en longueur, arrive la saison d’hiver; le comte
de Montfort ajourne les opérations d’attaque au printemps. Pendant ce
temps les Toulousains renforcent leurs défenses «...Dedans et dehors on
ne voit qu’ouvriers qui garnissent la ville, les portes et les
boulevards, les murs, les bretèches et les hourds doubles (cadafales dobliers),
les fossés, les lices, les ponts, les escaliers. Ce ne sont, dans
Toulouse, que charpentiers, qui font des trébuchets doubles, agiles et
battants, qui, dans le château Narbonnais, devant lequel ils sont
dressés, ne laissent ni tours, ni salle, ni créneau, ni mur entier...»
Simon de Montfort revient, il serre la ville de plus près, il s’empare
des deux tours qui commandent les rives de la Garonne, il fortifie
l’hôpital situé hors les remparts et en fait une bastille avec fossés,
palissades, barbacanes. Il établit de bonnes clôtures avec des fossés
ras, des murs percés d’archères à plusieurs étages. Mais après maint
assaut, maint fait d’armes sans résultats pour les assiégeants, le
comte de Montfort est tué d’un coup de pierre lancée par un pierrier,
bandé par des femmes près de Saint-Sernin, et le siége est levé.
De retour de sa première croisade, saint Louis voulut faire de Carcassonne
une des places les plus fortes de son domaine. Les habitants des
faubourgs, qui avaient ouvert leurs portes à l’armée de Trencavel40,
furent chassés de leurs maisons brûlées par celui dont ils avaient
embrassé la cause, et leurs remparts rasés. Ce ne fut que sept ans
après ce siége que saint Louis, sur les instances de l’évêque Radulphe,
permit par lettres patentes aux bourgeois exilés de rebâtir une ville
de l’autre côté de l’Aude, ne voulant plus avoir près de la cité des
sujets si peu fidèles. Le saint roi commença par rebâtir l’enceinte
extérieure qui n’était pas assez forte et qui avait été fort endommagée
par les troupes de Trencavel. Il éleva l’énorme tour, appelée la
Barbacane, ainsi que les rampes qui commandaient les bords de l’Aude,
le pont; et permettaient à la garnison du château de faire des sorties
sans être inquiétés par les assiégeants, eussent-ils été maîtres de la
première enceinte. Il y a tout lieu de croire que les murailles et
tours extérieures furent élevées assez rapidement après l’expédition
manquée de Trencavel, pour mettre tout d’abord la cité à l’abri d’un
coup de main, pendant que l’on prendrait le temps de réparer et
d’agrandir l’enceinte intérieure. Les tours de cette enceinte
extérieure ou première enceinte, étaient ouvertes du côté de la ville,
afin de rendre leur possession inutile pour l’assiégeant, et les
chemins de ronde des courtines sont au niveau du sol des lices, de
sorte qu’étant pris, ils ne pouvaient servir de rempart contre
l’assiégé qui étant en forces pouvait toujours de plain-pied se jeter
sur les assaillants et les culbuter dans les fossés (voy. Courtine, Tour ).
Philippe le Hardi, lors de la guerre avec le roi d’Aragon, continua
ces travaux avec une grande activité jusqu’à sa mort (1285). Carcassonne
se trouvait être alors un point voisin de la frontière fort important,
et le roi de France y tint son parlement. Il fit élever les courtines,
tours et portes du côté de l’est41,
avança l’enceinte intérieure du côté sud, et fit réparer les murailles
et tours de l’enceinte des Visigoths (11). Nous donnons ici le plan de
cette place ainsi modifié. En A est la grosse barbacane du côté de
l’Aude dont nous avons parlé plus haut, avec ses rampes fortifiées
jusqu’au château F. Ces rampes sont disposées de manière à être
commandées par les défenses extérieures du château; ce n’est qu’après
avoir traversé plusieurs portes et suivi de nombreux détours que
l’assaillant (admettant qu’il se fût emparé de la barbacane) pouvait
arriver à la porte L, et là il lui fallait, dans un espace étroit et
complètement battu par des tours et murailles fort élevées, faire le
siége en règle du château, ayant derrière lui un escarpement qui
interdisait l’emploi des engins et leur approche. Du côté de la ville,
ce château était défendu par un large fossé N et une barbacane E, bâtie
par saint Louis. De la grosse barbacane à la porte de l’Aude en C on
montait par un chemin roide, crénelé du côté de la vallée de manière à
défendre tout l’angle rentrant formé par les rampes du château et les
murs de la ville. En B est située la porte Narbonnaise à l’est, qui
était munie d’une barbacane et protégée par un fossé et une seconde
barbacane palissadée seulement. En S, du côté où l’on pouvait arriver
au pied des murailles presque de plain-pied, est un large fossé. Ce
fossé et ses approches sont commandés par une forte et haute tour 0,
véritable donjon isolé, pouvant soutenir un siége à lui seul, toute la
première enceinte de ce côté fût-elle tombée au pouvoir des
assaillants. Nous avons tout lieu de croire que cette tour communiquait
avec les murailles intérieures au moyen d’un souterrain auquel on
accédait par un puits pratiqué dans l’étage inférieur de ce donjon,
mais qui étant comblé aujourd’hui n’a pu être encore reconnu. Les lices
sont comprises entre les deux enceintes de la porte Narbonnaise en X,
Y, jusqu’à la tour du coin en Q. Si l’assiégeant s’emparait des
premières défenses du côté du sud, et s’il voulait, en suivant les
lices, arriver à la porte de l’Aude en C, il se trouvait arrêté par une
tour carrée R, à cheval sur les deux enceintes, et munie de barrières
et de mâchicoulis. S’il parvenait à passer entre la porte Narbonnaise
et la barbacane en B, ce qui était difficile, il lui fallait franchir,
pour arriver en V dans les lices du nord-est, un espace étroit,
commandé par une énorme tour M, dite tour du Trésau. De V en T, il
était pris en flanc par les hautes tours des Visigoths, réparées par
saint Louis et Philippe le Hardi, puis il trouvait une défense à
l’angle du château. En D est une grande poterne protégée par une
barbacane P; d’autres poternes plus petites sont réparties le long de
l’enceinte et permettent à des rondes de faire le tour des lices, et
même de descendre dans la campagne sans ouvrir les portes principales.
C’était là un point important; on remarquera que la poterne percée dans
la tour D, et donnant sur les lices, est placée latéralement, masquée
par la saillie du contre-fort d’angle, et le seuil de cette poterne est
à plus de deux mètres au-dessus du sol extérieur; il fallait donc poser
des échelles pour entrer ou sortir. Aux précautions sans nombre que
l’on prenait alors pour défendre les portes, il est naturel de supposer
que les assaillants les considéraient toujours comme des points
faibles. L’artillerie a modifié cette opinion, en changeant les moyens
d’attaque; mais alors on conçoit que quels que fussent les obstacles
accumulés autour d’une entrée, l’assiégeant préférait encore tenter de
les vaincre, plutôt que de venir se loger au pied d’une tour épaisse
pour la saper à main d’hommes, ou la battre au moyen d’engins très
imparfaits. Aussi pendant les XIIe, XIIIe et XIVe
siècles, quand on voulait donner une haute idée de la force d’une
place, on disait qu’elle n’avait qu’une ou deux portes. Mais pour le
service des assiégés, surtout lorsqu’ils devaient garder une double
enceinte, il fallait cependant rendre les communications faciles entre
ces deux enceintes, pour pouvoir porter rapidement des secours sur un
point attaqué. C’est ce qui fait que nous voyons, en parcourant
l’enceinte intérieure de Carcassonne,
un grand nombre de poternes plus ou moins bien dissimulées, et qui
devaient permettre à la garnison de se répandre dans les lices sur
beaucoup de points à la fois, à un moment donné, ou de rentrer
rapidement dans le cas où la première enceinte eût été forcée. Outre
les deux grandes portes publiques de l’Aude et Narbonnaise, nous
comptons six poternes percées dont l’enceinte intérieure, à quelques
mètres au-dessus du sol, et auxquelles, par conséquent, on ne pouvait
accéder qu’au moyen d’échelles. Il en est une, entre autres, percée
dans la grande courtine de l’évêché, qui n’a que 2 mètres de hauteur
sur 0m,90 de largeur, et dont le seuil est placé à 12 mètres
au-dessus du sol des lices. Dans l’enceinte extérieure on en découvre
une autre percée dans la courtine entre la porte de l’Aude et le
château; celle-ci est ouverte au-dessus d’un escarpement de rochers de
7 mètres de hauteur environ. Par ces issues, la nuit, en cas de blocus,
et au moyen d’une échelle de cordes, on pouvait recevoir des émissaires
du dehors sans craindre une trahison, ou jeter dans la campagne des
porteurs de messages ou des espions. On observera que ces deux
poternes, d’un si difficile accès, sont placées du côté où les
fortifications sont inabordables pour l’ennemi à cause de l’escarpement
qui domine la rivière d’Aude. Cette dernière poterne, ouverte dans la
courtine de l’enceinte extérieure, donne dans l’enclos protégé par la
grosse barbacane, et par le mur crénelé qui suivait la rampe de la
porte de l’Aude; elle pouvait donc servir au besoin à jeter dans ces
enclos une compagnie de soldats déterminés, pour faire une diversion
dans le cas où l’ennemi aurait pressé de trop près les défenses de
cette porte ou la barbacane, mettre le fer aux engins, beffrois ou
chats des, assiégeants. Il est certain que l’on attachait une grande importance aux barbacanes; elles permettaient aux assiégés de
faire des sorties. En cela, la barbacane de Carcassonne
est d’un grand intérêt (12); bâtie en bas de la côte au sommet de
laquelle est construit le château, elle met celui-ci en communication
avec les bords de l’Aude42;
elle force l’assaillant à se tenir loin des remparts du château; assez
vaste pour contenir de quinze à dix-huit cents piétons, sans compter
ceux qui garnissaient le boulevard, elle permettait de concentrer un
corps considérable de troupes qui pouvaient, par une sortie vigoureuse,
culbuter les assiégeants dans le fleuve. La barbacane D du château de
la cité carcassonnaise masque complètement la porte B, qui des rampes
donne sur la campagne. Ces rampes E sont crénelées à droite et à
gauche. Leur chemin est coupé par des parapets chevauchés, et
l’ensemble de l’ouvrage, qui monte par une pente roide vers le château,
est enfilé dans toute sa longueur par une tour et deux courtines
supérieures. Si l’assiégeant parvenait au sommet de la première rampe,
il lui fallait se détourner en E: il était alors battu de flanc; en F
il trouvait un parapet fortifié, puis une porte bien munie et crénelée;
s’il franchissait cette première porte, il devait longer un parapet
percé d’archères, forcer une barrière, se détourner brusquement et
s’emparer d’une deuxième porte G, étant encore battu de flanc. Alors il
se trouvait devant un ouvrage considérable et bien défendu: c’était un
couloir long, surmonté de deux étages sous lesquels il fallait passer;
le premier battait la dernière porte au moyen d’une défense en bois, et
était percé de mâchicoulis dans la longueur du passage. Le second
communiquait aux crénelages donnant soit à l’extérieur, du côté des
rampes, soit au-dessus même de ce passage. Le plancher du premier étage
ne communiquait avec les chemins de ronde des lices que par une petite
porte. Si les assaillants parvenaient à s’en emparer par escalade, ils
étaient pris comme dans un piège; car la petite porte fermée sur eux,
ils se trouvaient exposés aux projectiles lancés par les mâchicoulis du
deuxième étage, et l’extrémité du plancher étant interrompue
brusquement en H du côté opposé à l’entrée, il leur était impossible
d’aller plus avant. S’ils franchissaient le couloir à rez-de-chaussée,
ils étaient arrêtés par la troisième porte H , percée dans un mur
surmonté par les mâchicoulis du troisième étage communiquant avec les
chemins de ronde supérieurs du château. Si, par impossible, ils
s’emparaient du deuxième étage, ils ne trouvaient plus d’issues qu’une
petite porte donnant dans une seconde salle située le long des murs du
château et ne communiquant à celui-ci que par des détours qu’il était
facile de barricader en un instant, et qui d’ailleurs étaient défendus
par de forts ventaux. Si, malgré tous ces obstacles accumulés, les
assiégeants forçaient la troisième porte, il leur fallait alors
attaquer la poterne I du château, gardée par un système de défense
formidable: des meurtrières, deux mâchicoulis placés l’un au-dessus de
l’autre, un pont avec plancher mobile, une herse et des ventaux. Se
fût-on emparé de cette porte, qu’on se trouvait à 7 mètres en
contre-bas de la cour intérieure L du château, à laquelle on n’arrivait
que par des rampes étroites, et en passant à travers plusieurs portes
en K.
En supposant que l’attaque fût poussée du côté de la porte de
l’Aude, on était arrêté par un poste T, une porte avec ouvrage en bois
et un double mâchicoulis percé dans le plancher d’un étage supérieur
communiquant avec la grand’salle sud du château, au moyen d’un passage
en bois qui pouvait être détruit en un instant; de sorte qu’en
s’emparant de cet étage supérieur on n’avait rien fait. Si, après avoir
franchi la porte du rez-de-chaussée, on poussait plus loin sur le
chemin de ronde le long de la grande tour carrée S, on rencontrait
bientôt une porte bien munie de mâchicoulis et bâtie parallèlement au
couloir CH. Après cette porte et ces défenses, c’était une seconde
porte étroite et basse percée dans le gros mur de refend Z qu’il
fallait forcer; puis enfin, on arrivait à la poterne I du château. Si,
au contraire (chose qui n’était guère possible), l’assaillant se
présentait du côté opposé par les lices du nord, il était arrêté par
une défense V. Mais de ce côté l’attaque ne pouvait être tentée, car
c’est le point de la cité qui est le mieux défendu par la pature, et
pour forcer la première enceinte entre la tour du Trésau (voy. fig. 11)
et l’angle du château, il fallait d’abord gravir une rampe fort roide,
et escalader des rochers. D’ailleurs, en attaquant la porte V du nord,
l’assiégeant se présentait de flanc aux défenseurs garnissant les
hautes murailles et tours de la seconde enceinte. Le gros mur de refend
Z qui, partant de la courtine du château, s’avance à angle droit jusque
sur la descente de la barbacane, était couronné de mâchicoulis
transversaux qui commandaient la porte H et se terminait à son
extrémité par une échauguette qui permettait de voir ce qui se passait
dans la rampe descendant à la barbacane, afin de prendre des
dispositions intérieures de défense en cas de surprise, ou de
reconnaître les troupes remontant de la barbacane au château.
Le château pouvait donc tenir longtemps encore, la ville et ses
abords étant au pouvoir de l’ennemi; sa garnison défendant facilement
la barbacane et ses rampes, restait maîtresse de l’Aude, dont le lit
était alors plus rapproché de la cité qu’il ne l’est aujourd’hui,
s’approvisionnait par la rivière et empêchait le blocus de ce côté; car
il n’était guère possible à un corps de troupes de se poster entre
cette barbacane et l’Aude sans danger, n’ayant aucun moyen de se
couvrir, et le terrain plat et marécageux étant dominé de toutes parts.
La barbacane avait encore cet avantage de mettre le moulin du Roi en
communication avec la garnison du château, et ce moulin lui-même était
fortifié. Un plan de la cité de Carcassonne,
relevé en 1774, note dans sa légende un grand souterrain existant sous
le boulevard de la barbacane, mais depuis longtemps fermé et comblé en
partie. Peut-être ce souterrain était-il destiné à établir une
communication couverte entre ce moulin et la forteresse.
Du côté de la ville, le château de Carcassonne
était également défendu, par une grande barbacane C en avant du fossé.
Une porte A’ bien défendue donnait entrée dans cette barbacane; le pont
C communiquait à la porte principale O. De vastes portiques N étaient
destinés à loger une garnison temporaire en cas de siége. Quant à la
garnison ordinaire, elle logeait du côté de l’Aude, dans des bâtiments
à trois étages Q, P. Sur le portique N, côté sud, était une vaste salle
d’armes, percée de meurtrières du côté du fossé et prenant ses jours
dans la cour M. R R étaient les donjons, le plus grand séparé des
constructions voisines par un isolement et ne pouvant communiquer avec
les autres bâtiments que par des ponts de bois qu’on enlevait
facilement. Ainsi, le château pris, les restes de la garnison pouvaient
encore se réfugier dans cette énorme tour complètement fermée et tenir
quelque temps. En S est une immense tour de guet qui domine toute la
ville et ses environs; elle contenait seulement un escalier de bois.
Les tours X, Y, la porte 0 et les courtines intermédiaires sont du XIIe
siècle, ainsi que la tour de guet et les soubassements des bâtiments du
côté de la barbacane. Ces constructions furent complétées et restaurées
sous saint Louis. La grosse barbacane de l’Aude avait deux étages de
meurtrières et un chemin de ronde supérieur crénelé et pouvait être
muni de hourds43.
Voici (13) une vue cavalière de ce château et de sa barbacane, qui
viendra compléter la description que nous venons d’en faire avec le
plan (fig. 12); il est facile de retrouver la position de chaque partie
de la défense. Nous avons supposé les fortifications armées en guerre,
et munies de leurs défenses de bois, bretèches, hourds, et de leurs
palissades avancées.
Mais il est nécessaire, avant d’aller plus avant, de bien faire
connaître ce que c’étaient que ces hourds, et les motifs qui les
avaient fait adopter dès le X11e siècle.
On avait reconnu le danger des défenses de bois au ras du sol,
l’assaillant y mettait facilement le feu; et du temps de saint Louis on
remplaçait déjà les lices et barbacanes de bois si fréquemment
employées dans le siècle précédent, par des enceintes extérieures et
des barbacanes en maçonnerie. Cependant on ne renonçait pas aux
défenses de charpentes, on se contentait de les placer assez haut pour
rendre leur combustion par des projectiles incendiaires difficile sinon
impossible. Alors comme aujourd’hui (et les fortifications de la cité
de Carcassonne
nous en donnent un exemple), lorsqu’on voulait de bonnes défenses, on
avait le soin de conserver partout au-dessus du sol servant d’assiette
au pied des murs et tours, un minimum de hauteur, afin de les mettre également à l’abri des escalades sur tout leur développement. Ce minimum
de hauteur n’est pas le même pour les deux enceintes extérieure et
intérieure, les courtines de la première défense sont maintenues à 10
mètres environ du fond du fossé ou de la crête de l’escarpement au sol
des hourds, tandis que les courtines de la seconde enceinte ont, du sol
des lices au sol des hourds, 14 mètres au moins. Le terrain servant
d’assiette aux deux enceintes n’étant pas sur un plan horizontal, mais
présentant des différences de niveau considérable, les remparts se
conforment aux mouvements du sol, et les hourds suivent l’inclinaison
du chemin de ronde (voy. Courtine).
Il y avait donc alors des données, des règles, des formules pour
l’architecture militaire, comme il en existait pour l’architecture
religieuse ou civile. La suite de cet article le prouvera, nous le
croyons, surabondamment.
Avec le système de créneaux et d’archères ou meurtrières pratiquées
dans les parapets en pierre, on ne pouvait empêcher des assaillants
nombreux et hardis protégés par des chats
recouverts de peaux ou de matelas, de saper le pied des tours ou
courtines, puisque par les meurtrières, malgré l’inclinaison de leur
coupe, il est impossible de voir le pied des fortifications, et par les
créneaux, à moins de sortir la moitié du corps, on ne pouvait non plus
viser un objet placé en bas de la muraille. Il fallait donc établir des
galeries saillantes, bien munies de défenses, et permettant à un grand
nombre d’assiégés de battre le pied des murailles ou des tours par une
grêle de pierres et de projectiles de toute nature. Soit (14) une
courtine couronnée de créneaux et d’archères, l’homme placé en A ne
peut voir le pionnier B qu’à la condition d’avancer la tête en dehors
des créneaux, mais alors il se démasque complètement, et toutes fois
que des pionniers étaient attachés au pied d’une muraille on avait le
soin de protéger leur travail en envoyant des volées de flèches ou de
carreaux aux parapets lorsque les assiégés se laissaient voir. En temps
de siége, dès le XIIe siècle44,
on garnissait les parapets de hourds C afin de commander complètement
le pied des murs au moyen d’un mâchicoulis continu D. Non-seulement les
hourds remplissaient parfaitement cet objet, mais ils laissaient les
défenseurs libres dans leurs mouvements, l’approvisionnement des
projectiles et la circulation se faisant en dedans du parapet en E.
D’ailleurs si ces hourds étaient garnis, outre le mâchicoulis continu,
de meurtrières, les archères pratiquées dans la construction de pierre,
restaient démasquées dans leur partie inférieure et permettaient aux
archers ou arbalétriers postés en dedans du parapet de lancer des
traits sur les assaillants. Avec ce système, la défense était aussi
active que possible, et le manque de projectiles devait seul laisser
quelque répit aux assiégeants. On ne doit donc pas s’étonner si dans
quelques siéges mémorables, après une défense prolongée, les assiégés
en étaient réduits à découvrir leurs maisons, à démolir les murs de
jardins, enlever les cailloux des rues, pour garnir les hourds de
projectiles et forcer les assaillants à s’éloigner du pied des
fortifications. Ces hourds se posaient promptement et facilement (voy. Hourd); on les retirait en temps de paix.
Nous donnons ici (15) le figuré des travaux d’approche d’une courtine
flanquée de tours avec fossé plein d’eau, afin de rendre intelligibles
les divers moyens de défense et d’attaque dont nous avons parlé
ci-dessus. Sur le premier plan est un chat
A; il sert à combler le fossé, et s’avance vers le pied de la muraille
sur les amas de fascines et de matériaux de toutes sortes que les
assaillants jettent sans cesse par son ouverture antérieure; un
plancher en bois qui s’établit au fur et à mesure que s’avance le chat
permet de le faire rouler sans craindre de le voir s’embourber. Cet
engin est mu soit par les rouleaux à l’intérieur au moyen de leviers,
soit par des cordes et des poulies de renvoi B. Outre l’auvent qui est
placé à la tête du chat, des palissades et des mantelets mobiles
protègent les travailleurs. Le chat est garni de peaux fraîches pour le
préserver des matières inflammables qui peuvent être lancées par les
assiégés. Les assaillants, avant de faire avancer le chat contre la
courtine pour pouvoir saper sa base, ont détruit les hourds de cette
courtine au moyen de projectiles lancés par des machines de jet. Plus
loin, en C est un grand trébuchet; il bat les hourds de la seconde
courtine. Ce trébuchet est bandé, un homme met la fronde avec sa pierre
en place. Une palissade haute protège l’engin. À côté, des arbalétriers
postés derrière des mantelets roulants visent les assiégés qui se
démasquent. Au delà, en E, est un beffroi muni de son pont mobile,
garni de peaux fraîches; il s’avance sur un plancher de madriers au fur
et à mesure que les assaillants, protégés par des palissades, comblent
le fossé; il est mû comme le chat par des câbles et des poulies de
renvoi. Au delà encore est une batterie de deux trébuchets qui lancent
des barils pleins de matières incendiaires contre les hourds des
courtines. Dans la ville, sur une grosse tour carrée terminée en
plate-forme, les assiégés ont monté un trébuchet qui bat le beffroi des
assaillants. Derrière les murs un autre trébuchet masqué par les
courtines lance des projectiles contre les engins des assaillants. Tant
que les machines de l’armée ennemie ne sont pas arrivées au pied des
murs, le rôle de l’assiégé est à peu près passif; il se contente, par
les archères de ses hourds, d’envoyer force carreaux et sagettes. S’il
est nombreux, hardi, la nuit il pourra tenter d’incendier le beffroi,
les palissades et machines, en sortant par quelque poterne éloignée du
point d’attaque; mais s’il est timide ou démoralisé, s’il ne peut
disposer d’une troupe audacieuse et dévouée, au point du jour son fossé
sera comblé, le plancher de madriers légèrement incliné vers la
courtine permettra au beffroi de s’avancer rapidement par son propre
poids, les assaillants n’auront qu’à le maintenir. Sur les débris des
hourds mis en pièces par les pierres lancées par les trébuchets, le
pont mobile du beffroi s’abattra tout à coup, et une troupe nombreuse
de chevaliers et de soldats d’élite se précipitera sur le chemin de
ronde de la courtine (16).
Mais cette catastrophe est prévue; si la garnison est fidèle, en
abandonnant la courtine prise, elle se renferme dans les tours qui
l’interrompent d’espace en espace (17)45;
elle peut se rallier, enfiler le chemin de ronde et le couvrir de
projectiles, faire par les deux portes A et B une brusque sortie
pendant que l’assaillant cherche à descendre dans la ville, et avant
qu’il soit trop nombreux, le culbuter, s’emparer du beffroi et
l’incendier. Si la garnison forcée ne peut tenter ce coup hardi, elle
se barricade dans les tours, et l’assaillant doit faire le siége de
chacune d’elles, car au besoin chaque tour peut faire un petit fort
séparé, indépendant; beaucoup sont munies de puits, de fours et de
caves pour conserver des provisions. Les portes qui mettent les tours
en communication avec les chemins de ronde sont étroites, bien ferrées,
fermées à l’intérieur, et renforcées de barres de bois qui rentrent
dans l’épaisseur de la muraille, de sorte qu’en un instant le vantail
peut être poussé et barricadé en tirant rapidement la barre de bois
(voy. Fermeture). On est frappé, lorsqu’on étudie le système défensif adopté du XIIe au XVIe
siècle, avec quel soin on s’est mis en garde contre des surprises;
toutes les précautions sont prises pour arrêter l’ennemi et
l’embarrasser à chaque pas par des dispositions compliquées, par des
détours impossibles à prévoir. Évidemment un siége avant l’invention
des bouches à feu n’était réellement sérieux pour l’assiégé comme pour
l’assaillant que quand on en était venu à se prendre, pour ainsi dire,
corps à corps. Une garnison aguerrie luttait avec quelques chances de
succès jusque dans ses dernières défenses. L’ennemi pouvait entrer dans
la ville par escalade, ou par une brèche, sans que pour cela la
garnison se rendit; car alors, renfermée dans les tours qui, je le
répète, sont autant de forts, elle résistait longtemps, épuisait les
forces de l’ennemi, lui faisait perdre du monde à chaque attaque
partielle; car il fallait briser un grand nombre de portes bien
barricadées, se battre corps à corps sur des espaces étroits et
embarrassés. Prenait-on le rez-de-chaussée d’une tour, les étages
supérieurs conservaient encore des moyens puissants de défense. On voit
que tout était calculé pour une lutte possible pied à pied. Les
escaliers à vis qui donnaient accès aux divers étages des tours étaient
facilement et promptement barricadés, de manière à rendre vains les
efforts des assaillants pour monter d’un étage à l’autre. Les bourgeois
d’une ville eussent-ils voulu capituler, que la garnison pouvait se
garder contre eux et leur interdire l’accès des tours et courtines.
C’est un système de défiance adopté envers et contre tous.
C’est dans tous ces détails de la défense pied
à pied qu’apparaît l’art de la fortification
du XIe au XVIe
siècle. C’est en examinant avec soin, en étudiant scrupuleusement
jusqu’aux moindres traces des obstacles défensifs de ces époques, que
l’on comprend ces récits d’attaques gigantesques, que nous sommes trop
disposés à taxer d’exagération. Devant ces moyens de défense si bien
prévus et combinés, on se figure sans peine ces travaux énormes des
assiégeants, ces beffrois mobiles, ces estacades, boulevards ou
bastilles, que l’on opposait à un assiégé qui avait calculé toutes les
chances de l’attaque, qui prenait souvent l’offensive, et qui était
disposé à ne céder un point que pour se retirer dans un autre plus fort.
Aujourd’hui, grâce à l’artillerie, un général qui investit une place
non secourue par une armée de campagne, peut prévoir le jour et l’heure
où cette place tombera. On annoncera d’avance le moment où la brèche
sera praticable, où les colonnes d’attaque entreront dans tel ouvrage.
C’est une partie plus ou moins longue à jouer, que l’assiégeant est
toujours sûr de gagner, si le matériel ne lui fait pas défaut, et s’il
a un corps d’armée proportionné à la force de la garnison. «Place
attaquée, place prise,» dit le dicton français46.
Mais alors nul ne pouvait dire quand et comment une place devait tomber
au pouvoir de l’assiégeant, si nombreux qu’il fût. Avec une garnison
déterminée et bien approvisionnée, on pouvait prolonger un siége
indéfiniment. Aussi n’est-il pas rare de voir une bicoque résister,
pendant des mois entiers, à une armée nombreuse et aguerrie. De là,
souvent, cette audace et cette insolence du faible en face du fort et
du puissant, cette habitude de la résistance individuelle qui faisait
le fond du caractère de la féodalité, cette énergie qui a produit de si
grandes choses au milieu de tant d’abus, qui a permis aux populations
françaises et anglo-normandes de se relever après des revers terribles,
et de fonder des nationalités fortement constituées.
Rien n’est plus propre à faire ressortir les différences profondes
qui séparent les caractères des hommes de ces temps reculés, de
l’esprit de notre époque, que d’établir une comparaison entre une ville
ou un château fortifiés aux XIIIe ou XIVe siècles
et une place forte moderne. Dans cette dernière rien ne frappe la vue,
tout est en apparence uniforme, il est difficile de reconnaître un
bastion entre tous. Un corps d’armée prend une ville, à peine si les
assiégeants ont aperçu les défenseurs; ils n’ont vu devant eux pendant
des semaines entières que des talus de terre et un peu de fumée. La
brèche est praticable; on capitule; tout tombe le même jour; on a
abattu un pan de mur, bouleversé un peu de terre, et la ville, les
bastions qui n’ont même pas vu la fumée des canons, les magasins,
arsenaux, tout est rendu. Mais il y a quelque cent ans les choses se
passaient bien différemment. Si une garnison était fidèle, aguerrie, il
fallait, pour ainsi dire, faire capituler chaque tour, traiter avec
chaque capitaine, s’il lui plaisait de défendre pied à pied le poste
qui lui était confié. Tout du moins était disposé pour que les choses
dussent se passer ainsi. On s’habituait à ne compter que sur soi et sur
les siens, et l’on se défendait envers et contre tous. Aussi (car on
peut conclure du petit au grand) il ne suffisait pas alors de prendre
la capitale d’un pays pour que le pays fût à vous. Ce sont des temps de
barbarie si l’on veut, mais d’une barbarie pleine d’énergie et de
ressources. L’étude de ces grands monuments militaires du moyen âge
n’est donc pas seulement curieuse, elle fait connaître des mœurs dans
lesquelles l’esprit national ne pourrait que gagner à se retremper.
Nous voyons au commencement du XIIIe siècle les habitants
de Toulouse avec quelques seigneurs et leurs chevaliers, dans une ville
mal fermée, tenir en échec l’armée du puissant comte de Montfort et la
forcer de lever le siége. Bien mieux encore que les villes, les grands
vassaux, renfermés dans leurs châteaux, croyaient-ils pouvoir résister
non-seulement à leurs rivaux, mais au suzerain et à ses armées. «Le
caractère propre, général de la féodalité, dit M. Guizot, c’est le
démembrement du peuple et du pouvoir en une multitude de petits peuples
et de petits souverains; l’absence de toute nation générale, de tout
gouvernement central... Sous quels ennemis a succombé la
féodalité ? qui l’a combattue en France ? Deux forces: la
royauté, d’une part; les communes, de l’autre. Par la royauté s’est
formé en France un gouvernement central; par les communes s’est formée
une nation générale, qui est venue se grouper autour du gouvernement
central47.» Le développement du système féodal est donc limité entre les Xe et XIVe
siècles. C’est alors que la féodalité élève ses forteresses les plus
importantes, qu’elle fait, pendant ses luttes de seigneur à seigneur,
l’éducation militaire des peuples occidentaux. «Avec le XIVe
siècle, ajoute l’illustre historien, les guerres changent de caractère.
Alors commencent les guerres étrangères, non plus de vassal à suzerain
ou de vassal à vassal, mais de peuple à peuple, de gouvernement à
gouvernement. À l’avènement de Philippe de Valois, éclatent les grandes
guerres des Français contre les Anglais, les prétentions des rois
d’Angleterre, non sur tel ou tel fief, mais sur le pays et le trône de
France; et elles se prolongent jusqu’à Louis XI. Il ne s’agit plus
alors de guerres féodales, mais de guerres nationales; preuve certaine
que l’époque féodale s’arrête à ces limites, qu’une autre société a
déjà commencé.» Aussi le château féodal ne prend-il son véritable
caractère défensif que lorsqu’il est isolé, que lorsqu’il est éloigné
des grandes villes riches et populeuses, et qu’il domine la petite
ville, la bourgade, ou le village. Alors il profite des dispositions du
terrain avec grand soin, s’entoure de précipices, de fossés ou de cours
d’eau. Quand il tient à la grande ville, il en devient la citadelle,
est obligé de subordonner ses défenses à celles des enceintes urbaines,
de se placer au point d’où il peut rester maître du dedans et du
dehors. Pour nous faire bien comprendre en peu de mots, on peut dire
que le véritable château féodal, au point de vue de l’art de la
fortification, est celui qui, ayant d’abord choisi son assiette, voit
peu à peu les habitations se grouper autour de lui. Autre chose est le
château dont la construction étant postérieure à celle de la ville a dû
subordonner son emplacement et ses dispositions à la situation et aux
dispositions défensives de la cité. À Paris, le Louvre de Philippe
Auguste fut évidemment construit suivant ces dernières données.
Jusqu’au règne de ce prince, les rois habitaient ordinairement le
palais sis dans la cité. Mais lorsque la ville de Paris eut pris un
assez grand développement sur les deux rives, cette résidence centrale
ne pouvait convenir à un souverain, et elle devenait nulle comme
défense. Philippe Auguste en bâtissant le Louvre posait une citadelle
sur le point de la ville où les attaques étaient le plus à craindre, où
son redoutable rival Richard devait se présenter; il surveillait les
deux rives de la Seine en aval de la cité, et commandait les marais et
les champs qui, de ce point, s’étendaient jusqu’aux rampes de Chaillot,
et jusqu’à Meudon. En entourant la ville de murailles, il avait le soin
de laisser son nouveau château, sa citadelle, en dehors de leur
enceinte, afin de conserver toute sa liberté de défense. On voit dans
ce plan de Paris (18), comme nous l’avons dit plus haut, qu’outre le
Louvre A, d’autres établissements fortifiés sont disséminés autour de
l’enceinte; H est le château du Bois entouré de jardins, maison de
plaisance du roi. En L est l’hôtel des ducs de Bretagne. En C le palais
du roi Robert et le monastère de Saint-Martin des Champs entouré d’une
enceinte fortifiée. En B, le Temple formant une citadelle séparée, avec
ses murailles et son donjon. En G l’hôtel de Vauvert bâti par le roi
Robert, et entouré d’une enceinte48.
Plus tard, pendant la prison du roi Jean, il fallut reculer cette
enceinte, la ville s’étendant toujours, surtout du côté de la rive
droite (19), le Louvre, le Temple se trouvèrent compris dans les
nouveaux murs, mais des portes bien défendues, munies de barbacanes,
purent tenir lieu de forts détachés, et du côté de l’est Charles V fit
bâtir la bastille Saint-Antoine S, qui commandait les faubourgs et
appuyait l’enceinte. Le palais des Tournelles R renforça encore cette
partie de la ville, et d’ailleurs le Temple et le Louvre, conservant
leurs enceintes, formaient avec la
Bastille comme autant de citadelles intérieures. Nous avons déjà dit
que le système de fortifications du moyen âge ne se prêtait pas à des
défenses étendues; il perdait de sa puissance en occupant un trop grand
périmètre, lorsqu’il n’était pas accompagné de ces forteresses avancées
qui divisaient les forces des assiégeants et empêchaient les approches.
Nous avons vu à Carcassonne (fig. 11) une ville d’une petite dimension bien défendue par l’art et la nature du terrain; mais
le château fait partie de la cité, il n’en est que
la citadelle, et n’a pas le caractère d’un
château féodal, tandis qu’à Coucy,
par exemple (20), bien que le château soit annexé à
une ville, il en est complètement indépendant et
conserve son caractère de château féodal. Ici la ville bâtie en C est
entourée d’une assez forte enceinte; entre elle et le château B il
existe une esplanade, sorte de place d’armes A, ne communiquant avec la
ville que par la porte E, qui se défend des deux côtés, mais surtout
contre la ville. Le château, bâti sur le point culminant de la colline,
domine des escarpements fort roides et est séparé de la place d’armes
par un large fossé D. Si la ville était prise, la place d’armes et
ensuite le château servaient de refuges assurés à la garnison. C’était
dans l’espace A qu’étaient disposées les écuries, les communs, et les
logements de la garnison tant qu’elle n’était pas obligée de se retirer
dans l’enceinte du château; des poternes percées dans les courtines de
la place d’armes permettaient de faire des sorties, ou de recevoir des
secours du dehors, si les ennemis tenaient la ville, et n’étaient pas
en nombre suffisant pour garder la cité et bloquer le château. Beaucoup
de villes présentaient des dispositions défensives analogues à
celles-ci; Guise, Château-Thierry, Châtillon-sur-Seine, Falaise,
Meulan, Dieppe, Saumur, Bourbon l’Archambaut, Montfort l’Amaury,
Montargis, Boussac, Orange,
Hyères, Loches, Chauvigny en Poitou, etc. Dans cette
dernière cité trois châteaux dominaient la ville
à la fin du XIVe
siècle, tous trois bâtis sur une colline voisine, et
étant indépendants
les uns des autres. Ces cités, dans lesquelles les
défenses étaient
ainsi divisées, passaient avec raison pour être
très-fortes; souvent
des armées ennemies, après s’être
emparées des fortifications urbaines,
devaient renoncer à faire le siége du château, et
poursuivant leurs
conquêtes laissaient sans pouvoir les entamer des garnisons qui
le
lendemain de leur départ reprenaient la ville et
inquiétaient leurs
derrières. Certes, si la féodalité eût
été unie, aucun système n’était
plus propre à arrêter les progrès d’une
invasion que ce morcellement de
la défense, et cela explique même l’incroyable
facilité avec laquelle
se perdaient alors des conquêtes de province; car il était
impossible
d’assurer comme aujourd’hui les résultats
d’une campagne par la
centralisation du pouvoir militaire et par une discipline absolue. Si
le pays conquis était divisé en une quantité de
seigneuries qui se
défendaient chacune pour leur compte plutôt encore que
pour garder la
foi jurée au suzerain, les armées étaient
composées de vassaux qui ne
devaient, d’après le droit féodal, que quarante ou
soixante jours de
campagne, après lesquels chacun retournait chez soi, lorsque le
suzerain ne pouvait prendre ses troupes à solde. Sous ce rapport
dès la
fin du XIIIe siècle la monarchie anglaise avait acquis une
grande supériorité sur la monarchie française. La féodalité
anglo-normande formait un faisceau plus un que la féodalité française;
elle l’avait prouvé en se faisant octroyer la grande charte, et était
par suite de cet accord intimement liée au suzerain. Cette forme de
gouvernement, relativement libérale, avait amené l’aristocratie
anglaise à introduire dans ses armées des troupes de gens de pied pris
dans les villes, qui étaient déjà disciplinés, habiles à tirer de
l’arc, et qui déterminèrent le gain de presque toutes les funestes
batailles du XIVe siècle, Crécy, Poitiers, etc. Le même
sentiment de défiance qui faisait que le seigneur féodal français
isolait son château de la ville placée sous sa protection, ne lui
permettait pas de livrer des armes aux bourgeois, de les familiariser
avec les exercices militaires; il comptait sur ses hommes, sur la bonté
de son cheval et de son armure, sur son courage surtout, et méprisait
le fantassin qu’il n’employait en campagne que pour faire nombre, le
comptant d’ailleurs pour rien au moment de l’action. Cet esprit qui fut
si fatal à la France à l’époque des guerres avec les anglais, et qui
fut cause de la perte des armées françaises dans maintes batailles
rangées pendant le XIVe siècle, malgré la supériorité
incontestable de la gendarmerie féodale de ce pays, était
essentiellement favorable au développement de l’architecture militaire;
et, en effet, nulle part en Occident, on ne rencontre de plus
nombreuses, de plus complètes et plus belles fortifications féodales,
pendant les XIIIe et XIVe siècles, qu’en France (voy. Château, Donjon, Tour , Porte )49.
C’est dans les châteaux féodaux surtout qu’il faut étudier les
dispositions militaires; c’est là qu’elles se développent du XIIe au XIVe siècle avec un luxe de précautions, une puissance de moyens extraordinaires.
Nous avons distingué déjà les châteaux, servant de refuges, de
citadelles, aux garnisons des villes, se reliant aux enceintes
urbaines, des châteaux isolés dominant des villages, des bourgades et
des petites villes ouvertes, ou commandant leurs défenses, et ne s’y
rattachant que par des ouvrages intermédiaires. Parmi ces châteaux il
en était de plusieurs sortes, les uns se composaient d’un simple donjon
entouré d’une enceinte et de quelques logements, d’autres comprenaient
de vastes espaces enclos de fortes murailles, des réduits isolés, un ou
plusieurs donjons; placés sur des routes, ils pouvaient intercepter les
communications, et formaient ainsi des places fortes, vastes et d’une
grande importance sous le point de vue militaire, exigeant pour les
bloquer une armée nombreuse, pour les prendre, un attirail de siége
considérable et un temps fort long. Les châteaux, ou plutôt les groupes
de châteaux de Loches et de Chauvigny, que nous avons déjà cités,
étaient de ce nombre50.
Autant que faire se pouvait, on profitait des escarpements naturels du
terrain pour planter les châteaux; car ils se trouvaient ainsi à l’abri
des machines de guerre, de la sape ou de la mine; l’attaque ne se
faisant que de très-près, et les machines de jet ne pouvant élever
leurs projectiles qu’à une hauteur assez limitée, il y avait avantage à
dominer l’assaillant soit par les escarpements des rochers, soit par
des constructions d’une grande élévation, en se réservant dans la
construction intérieure des tours et courtines le moyen de battre
l’ennemi extérieur au niveau du plan de l’attaque. Nous avons vu que
les tours de l’époque romane ancienne étaient pleines dans leur partie
inférieure, et les courtines terrassées. Dès le commencement du XIIe
siècle on avait reconnu l’inconvénient de ce mode de construction qui
ne donnait à l’assiégé que le sommet de ces tours et courtines pour se
défendre, et livrait tous les soubassements aux mineurs ou pionniers
ennemis; ceux-ci pouvaient poser des étançons sous les fondations, et
faire tomber de larges pans de murailles en mettant le feu à ces étais,
ou creuser une galerie de mine sous ces fondations et terrassements, et
déboucher dans l’intérieur de l’enceinte.
Pour prévenir ces dangers les constructeurs militaires établirent,
dans les tours, des étages depuis le sol des fossés ou le niveau de
l’eau, ou l’arase de l’escarpement de rocher; ces étages furent percés
de meurtrières, se chevauchant ainsi que l’indique la figure 21, de
manière à envoyer des carreaux sur tous les points de la circonférence
des tours autant que faire se pouvait; ils en établirent également dans
les courtines, surtout lorsqu’elles servaient de murs à des logis
divisés en étages, ce qui dans les châteaux avait presque toujours
lieu. Les pionniers arrivaient ainsi plus difficilement au pied des
murs, car il leur fallait se garantir non-seulement contre les
projectiles jetés de haut en bas, mais aussi contre les traits décochés
obliquement et horizontalement par les meurtrières; s’ils parvenaient à
faire un trou au pied du mur ou de la tour, ils devaient se trouver en
face d’un corps d’assiégés qui, prévenus par les coups de la sape,
avaient pu élever une palissade ou un second mur en arrière de ce trou,
et rendre leur travail inutile. Ainsi, lorsque l’assaillant avait, au
moyen de ses engins, démonté les hourds, écrêté les crénaux, comblé les
fossés, lorsque avec ses compagnies d’archers ou d’arbalétriers,
balayant le sommet des remparts, il avait ainsi rendu le travail des
pionniers possible, ceux-ci, à moins qu’ils ne fussent très-nombreux et
hardis, qu’ils pussent entreprendre de larges tranchées et faire tomber
un ouvrage entier, trouvaient derrière le percement un ennemi qui les
attendait dans les salles basses ou niveau du sol. L’assaillant eût-il
pénétré dans ces salles en tuant les défenseurs, qu’il ne pouvait
monter aux étages supérieurs que par des escaliers étroits facilement
barricadés, et munis de portes ou de grilles.
Nous devons observer que les défenses extérieures, les tours des
lices, étaient percées de meurtrières permettant à l’assiégé un tir
rasant, afin de défendre les approches à une grande distance, tandis
que les meurtrières des tours et courtines des secondes enceintes
étaient percées de façon à faciliter le tir plongeant. Toutefois ces
ouvertures, qui n’avaient à l’extérieur que 0m,10 de largeur environ, et 1m, à 1m,50
à l’intérieur, servaient plutôt à reconnaître les mouvements des
assiégeants et à donner du jour et de l’air dans les salles des tours
qu’à la défense; elles battaient les dehors suivant un angle trop aigu,
surtout quand les murs des tours sont épais, pour qu’il fût possible de
nuire sérieusement aux assaillants, en décochant des carreaux, des
sagettes ou viretons par ces fentes étroites (voy. Tour
); la véritable défense était disposée au sommet des ouvrages. Là, en
temps de paix, et quand les hourds n’étaient pas montés, le mur du
parapet dont l’épaisseur varie de 0m,50 à 0m,70,
percé d’archères rapprochées, dont l’angle d’ouverture est presque
droit, battait tous les points des dehors; les créneaux, munis de
portières en bois roulant sur un axe horizontal et qu’on relevait plus
ou moins au moyen d’une crémaillère suivant que l’ennemi était plus ou
moins éloigné, permettaient de découvrir facilement les fossés et la
campagne en restant à couvert (voy. Créneau, Meurtrière).
Les tours rondes flanquant les courtines résistaient mieux à la sape
et aux coups du bélier que les tours carrées; aussi avaient-elles été
adoptées généralement dès les premiers siècles du moyen âge; mais
jusqu’à la fin du XIIe siècle leur diamètre était petit;
elles ne pouvaient contenir qu’un nombre très-restreint de défenseurs,
leur circonférence peu étendue ne permettait d’ouvrir que deux ou trois
meurtrières à chaque étage, et par conséquent elles battaient
faiblement les deux courtines voisines; leur diamètre fut augmenté au
XIIIe siècle, lorsqu’elles furent munies d’étages jusqu’au
niveau du fossé. Il était plus facile à un assiégeant de battre une
tour qu’une courtine (22); car une fois logé au point A, du moment
qu’il avait détruit ou brûlé les hourds de B en C, l’assiégé ne pouvait
l’inquiéter, mais dans les enceintes des villes toutes les tours étant
fermées à la gorge en D, lorsque l’assaillant avait fait un trou en A
ou fait tomber la demi-circonférence extérieure de la tour, il n’était
pas dans la ville, et trouvait de nouvelles difficultés à vaincre,
c’est pourquoi dans les siéges des places on s’attaquait de préférence
aux courtines, quoique les approches en fussent plus difficiles que
celles des tours (23); l’assiégeant, arrivé au point A après avoir
détruit les défenses supérieures des tours B C, et fait son trou ou sa
brèche, était dans la ville, à moins, ce qui arrivait souvent, que les
assiégés n’eussent élevé promptement un second mur E F; mais il était
rare que ces défenses provisoires pussent tenir longtemps. Toutefois,
dans les siéges bien dirigés, l’assaillant faisait toujours plusieurs
attaques simultanées, les unes au moyen de la mine, d’autres par la
sape, d’autres enfin (et celles-là étaient les plus terribles) au moyen
des beffrois roulants; car une fois le beffroi amené le long des
murailles, la réussite de l’assaut n’était pas douteuse. Mais pour
pouvoir amener sans risquer de les voir brûler par les assiégés, ces
tours de bois contre le parapet, il fallait détruire les hourds ou
crêtes des courtines et tours voisines, ce qui exigeait l’emploi de
nombreux engins et beaucoup de temps. Il fallait combler solidement les
fossés, s’être assuré, lorsque le fossé était sec, que l’assiégé
n’avait pas miné le fond de ce fossé sous le point où la tour était
dirigée, ce qu’il ne manquait pas de tenter, lorsque la nature du sol
ne s’y opposait pas.
À la fin du XIIIe siècle déjà, on avait senti la
nécessité, pour mieux battre les courtines, non-seulement d’augmenter
le diamètre des tours, et de rendre par conséquent la destruction de
leurs défenses supérieures plus longue et plus difficile, mais encore
d’augmenter leurs flancs en les terminant à l’extérieur par un bec
saillant qui leur donnait déjà la forme d’une corne (24). Ce bec A
avait plusieurs avantages: 1° il augmentait considérablement la force
de résistance de la maçonnerie de la tour au point où on pouvait tenter
de la battre avec le mouton ou de la saper; 2° il défendait mieux les
courtines en étendant les flancs des hourds B C qui se trouvaient ainsi
se rapprocher d’une ligne perpendiculaire aux remparts (voy. Tour
); 3° en éloignant les pionniers, il permettait aux défenseurs placés
dans les hourds des courtines en D, de les découvrir suivant un angle
beaucoup moins aigu que lorsque les tours étaient circulaires, et par
conséquent de leur envoyer des projectiles de plus près. À Carcassonne les becs sont disposés ainsi
que l’indique en plan la figure 24. Mais au château de Loches, comme à
Provins à la porte Saint-Jean, on leur donnait la forme en plan de deux
courbes brisées (24 bis); à la porte de Jouy de la même ville (24 ter),
ou aux portes de Villeneuve-le-Roi, la forme d’ouvrages rectangulaires
posés en pointe, de manière à battre obliquement l’entrée et les deux
courtines voisines. On avait donc reconnu dès le XIIIe
siècle l’inconvénient des tours rondes, leur
faiblesse au point de la tangente parallèle aux courtines (voy. Porte ). L’emploi
de ces moyens paraît avoir été
réservé pour les places très-fortement
défendues, telles que Carcassonne, Loches, etc., car parfois à la fin du XIIIe
siècle, dans des places de second ordre, on se contentait de tours
carrées peu saillantes pour défendre les courtines, ainsi qu’on peut le
voir encore de nos jours sur l’un des fronts de l’enceinte d’Aigues-Mortes
(25), dont les remparts (sauf la tour de Constance A qui avait été
bâtie par saint Louis et qui servait de donjon et de phare) furent
élevés par Philippe le Hardi51.
Mais c’est aux angles saillants des places que l’on reconnut surtout
la nécessité de disposer des défenses d’une grande valeur. Comme encore
aujourd’hui, l’assaillant regardait un angle saillant comme plus facile
d’accès qu’un front flanqué. Les armes de jet n’étant pas d’une grande
portée jusqu’au moment de l’emploi du canon, les angles saillants ne
pouvant être protégés par des défenses éloignées étaient
faibles (26); et lorsque l’assaillant avait pu se loger en A, il était
complètement masqué pour les défenses rapprochées. Il fallait donc que
les tours du coin,
comme on les appelait généralement alors, fussent très-fortes par
elles-mêmes. On les bâtissait sur une circonférence plus grande que les
autres, on les tenait plus haute, on multipliait les obstacles à leur
base à l’extérieur, par des fossés plus larges, des palissades,
quelquefois même des ouvrages avancés, on les armait de becs saillants,
on les isolait des courtines voisines, on avait le soin de bien munir
les deux tours en retour52, et parfois de réunir ces tours par un second rempart intérieur (26 bis)53.
On évitait d’ailleurs autant que possible ces angles saillants dans les
places bien fortifiées, et lorsqu’ils existaient, c’est qu’ils avaient
été imposés par la configuration du terrain, afin de dominer un
escarpement, de commander une route ou une rivière, et pour empêcher
l’ennemi de s’établir de plain-pied au niveau de la base des remparts.
Jusqu’au XIVe siècle les portes étaient munies de vantaux
bien doublés, de herses, de mâchicoulis, de bretèches à doubles et
triples étages, mais elles ne possédaient pas de ponts-levis. Dans les
châteaux, souvent des ponts volants en bois, qu’on enlevait en cas de
siége, interceptaient complètement les communications avec le dehors;
mais dans les enceintes des villes, des barrières palissadées ou des
barbacanes défendaient les approches; du reste, une fois la barrière
prise, on entrait ordinairement dans la ville de plain-pied. Ce ne fut
guère qu’au commencement du XIVe siècle que l’on commença d’établir à
l’entrée des ponts jetés sur les fossés, devant les portes, des
ponts-levis en bois tenant aux barrières (27), ou à des ouvrages avancés
en maçonnerie (28)54. Puis bientôt, vers le milieu du XIVe
siècle, on appliqua le pont-levis aux portes elles-mêmes, ainsi qu’on
peut le voir au fort de Vincennes, entre autres exemples (voy. Pont-levis ). Cependant, nous devons dire que dans beaucoup de cas, même pendant les XIVe et XVe siècles, les ponts-levis furent seulement attachés aux ouvrages avancés. Ces
ponts-levis étaient disposés comme ceux généralement employés
aujourd’hui, c’est-à-dire, composés d’un tablier en charpente qui se
relevait sur un axe, au moyen de deux chaînes, de leviers et de
contre-poids; en se relevant, le tablier fermait (comme il ferme encore
dans nos forteresses) l’entrée du passage. Mais on employait pendant
les XIIe, XIIIe et XIVe siècles, d’autres genres de fermetures à bascule; on avait le tapecu, spécialement adapté aux poternes, et qui roulant sur un axe placé
horizontalement au sommet du vantail retombait sur les talons du
sortant (29). Les portes de barrières qui roulaient sur des axes
horizontaux posés vers la moitié de leur hauteur (30), l’une des deux
moitiés servant de contre-poids à l’autre. Dans le beau manuscrit des Chroniques de Froissart de la bibliothèque Impériale55, on trouve une vignette qui représente l’attaque des barrières de la ville d’Aubenton
par le comte de Hainaut, la porte de la barrière est disposée de cette
manière (31); elle est munie et défendue par deux tours de bois. En
arrière on voit la porte de la ville qui est une construction de
pierre, bien que le texte dise que la ville d’Aubenton
«n’étoit fermée que de palis.» Des
soldats jettent par-dessus les créneaux un banc, des meubles,
des pots.
Nous avons vu comment pendant les XIIe et XIIIe
siècles il était d’usage de garnir les sommets des tours et courtines
de hourds en bois. Il n’est pas besoin de dire que les assaillants, au
moyen des machines de jet, cherchaient à briser ces hourds avec des
pierres, ou à les incendier avec des projectiles enflammés, ce à quoi
ils parvenaient facilement, si les murailles n’étaient pas d’une
très-grande élévation, ou si les hourds n’étaient pas garnis de peaux
fraîches. Déjà vers le milieu du XIIIe siècle on avait
cherché à rendre les hourds en charpente moins faciles à brûler en les
portant sur des consoles formées d’encorbellements de pierre. C’est ainsi qu’à Coucy
les hourds des portes de la ville, des tours et du donjon, qui datent
de cette époque, étaient supportés (voy. Hourd). Mais encore les parements et les planchers de ces hourds pouvaient-ils prendre feu. Au XIVe
siècle, pendant les guerres de cette époque, où tant de villes en
France furent incendiées et pillées, «arses et robées», comme dit
Froissart, on remplaça presque partout les hourds de charpente par des
bretèches continues de pierre, qui présentaient tous les avantages des
hourds, en ce qu’elles battaient le pied des murailles, sans en avoir
les inconvénients; ces nouveaux couronnements ne pouvaient être
incendiés et résistaient mieux aux projectiles lancés par les engins;
ils étaient fixes et ne se posaient pas seulement en temps de guerre
comme les hourds de bois. Mais pour offrir un large chemin de ronde aux
défenseurs, et une saillie sur le nu des murs qui permît d’ouvrir des
mâchicoulis d’une bonne dimension, il fallut bientôt modifier tout le
système de la construction des parties supérieures des défenses. Au
moyen des hourds de bois non-seulement on ajoutait au chemin de
ronde en maçonnerie fixe A (32) une coursière B percée de mâchicoulis
en C et d’archères en D, mais on augmentait encore souvent la largeur
des chemins de ronde, soit en faisant déborder les hourds à l’intérieur
de la ville en E, soit en ajoutant au chemin de ronde des planchers de
bois F dont les solives entraient dans des trous ménagés de distance en
distance sous la tablette du boulevard, et étaient supportées par des
poteaux G. Ces suppléments de défenses étaient ordinairement réservés
pour les courtines qui paraissaient faibles, et dont les approches
étaient faciles56.
Les hourds avaient l’avantage de laisser subsister le parapet de pierre
H, et de conserver encore une défense debout derrière eux, lorsqu’ils
étaient brisés ou brûlés. On obtenait difficilement avec les bretèches
et mâchicoulis de pierre ces grands espaces et ces divisions utiles à
la défense; voici comme on procédait pour les courtines que l’on tenait
à bien munir (33). On posait des corbeaux les uns sur les autres
formant encorbellements espacés environ de 0m,70 à 1m,20
au plus d’axe en axe. Sur l’extrémité de ces
corbeaux on élevait un parapet crénelé B de 0m,33 à 0m,40
en pierre, et de 2 mètres de haut. Pour maintenir la bascule des
corbeaux en C, on montait un mur percé de portes et d’ouvertures
carrées de distance en distance, et qui était assez haut pour donner à
la couverture D l’inclinaison convenable. Derrière le mur C on
établissait des coursières de bois L, qui remplaçaient les chemins E
des hourds de bois (fig. 32), et qui étaient nécessaires à
l’approvisionnement des parapets et à la circulation, sans gêner les
arbalétriers ou archers postés en G (fig. 33).
Pour les tours on fit mieux encore (34). Disposant l’étage des
mâchicoulis G comme celui des courtines, on suréleva le mur C d’un
étage H percé de créneaux ou de meurtrières, et même quelquefois à la
chute des combles en I on ménagea encore un chemin découvert crénelé.
Ainsi le chemin G eût-il été pris par escalade, ou au moyen des
beffrois mobiles, après la destruction des parapets B, qu’en
barricadant les portes K on pouvait encore culbuter l’assaillant qui
serait parvenu à se loger en G sur un espace sans issues, en lui jetant
par les créneaux des étages H et I des pierres, madriers et tous autres
projectiles. Le manuscrit de Froissart, de la bibliothèque Impériale,
que nous avons déjà cité, donne dans ses vignettes un grand nombre de
tours disposées de cette manière (35)57. Beaucoup de ces figures font voir
que l’on conservait avec les mâchicoulis de pierre des hourds de bois
A, maintenus pour la défense des courtines; et, en effet, ces deux
défenses furent longtemps appliquées ensemble, les bretèches et hourds
de bois étant beaucoup moins dispendieux à établir que les mâchicoulis
de pierre (voy. Mâchicoulis). Le château de Pierrefonds, bâti pendant les dernières années du XIVe
siècle, présente encore d’une manière bien
complète ces sortes de défenses supérieures.
Voici (36) l’état actuel de l’angle formé par la
tour du nord-est et la courtine nord. On voit parfaitement en A les
mâchicoulis encore en place, en B l’arrachement des parapets de pierre,
en C le filet de l’appentis qui recouvrait le chemin de ronde D, en E
les corbeaux de pierre qui portaient le faîtage de cet appentis, en G
les portes qui donnaient entrée de l’escalier sur les chemins de ronde,
et en F des ouvertures permettant de passer du dedans de la tour des
projectiles aux défenseurs des créneaux; en H un étage crénelé couvert
au-dessus des mâchicoulis, et en I le dernier crénelage découvert à la
base du comble; en K la tour de l’escalier servant de guette à son
sommet. Mais, dans les châteaux particulièrement, à cause du peu
d’espace réservé entre leurs enceintes, les courtines devenaient murs
goutterots des bâtiments rangés entre les tours le long de ces
enceintes. de sorte que le chemin de ronde donnait accès dans des
salles qui remplaçaient l’appentis de bois L, indiqué dans la figure 33
(voy. Château, Chemin de ronde).
Voici la restauration (37) de cette partie des défenses de Pierrefonds.
On comprendra ainsi facilement la destination de chaque
détail de la construction militaire que nous venons de décrire. Mais
c’étaient là les défenses les plus fortes des tours et des murailles,
et beaucoup leur étaient inférieures comme disposition, se composaient
seulement de créneaux et mâchicoulis peu saillants avec chemin de ronde
peu large. Tels sont les murs d’Avignon
qui, comme conservation, sont certes les plus beaux qu’il y ait sur le
sol actuel de la France, mais qui, comme force, ne présentaient pas une
défense formidable pour l’époque où ils furent élevés. Suivant la
méthode alors en usage en Italie, les murs d’Avignon sont flanqués de tours qui, sauf quelques exceptions, sont carrées58.
En France la tour ronde avait été reconnue avec raison comme plus forte
que la tour carrée; car, ainsi que nous l’avons démontré plus haut, le
pionnier attaché à la base de la tour ronde était battu obliquement par
les courtines voisines, tandis que s’il arrivait à la base de la face
extérieure d’une tour carrée, il était complètement masqué pour les
défenses rapprochées (38); et en empêchant les
défenseurs de se montrer aux créneaux, en détruisant quelques
mâchicoulis placés perpendiculairement au-dessus de lui, il pouvait
saper en toute sécurité. Contrairement aussi aux usages admis dans la
fortification française des XIIIe et XIVe siècles, les tours carrées des
remparts d’Avignon
sont ouvertes du côté de la ville (39), et ne pouvaient tenir, par
conséquent, du moment que l’ennemi s’était introduit dans la cité. Les
murs d’Avignon
ne sont guère qu’une enceinte flanquée, comme l’étaient les enceintes
extérieures des villes munies de doubles murailles, et non des
courtines interrompues par des forts pouvant tenir contre un ennemi
maître de la place. Ces murailles ne sont même pas garnies dans toute
leur étendue de mâchicoulis, et le côté du midi de la ville n’est
défendu que par de simples crénelages non destinés à recevoir des
hourds de bois. Leur hauteur n’atteint pas le minimum donné aux bonnes
défenses pour les mettre à l’abri des échelades59. Mais en revanche si l’enceinte d’Avignon
n’était qu’une défense de deuxième ou
de troisième ordre, le château, résidence des papes
pendant le XIVe
siècle, était une redoutable citadelle, pouvant, à cause de son
assiette, de son étendue, et de la hauteur de ses tours, soutenir un
long siége. Là encore les tours sont carrées, mais d’une épaisseur et
d’une élévation telles qu’elles pouvaient défier la sape et les
projectiles lancés par les engins alors en usage; elles étaient
couronnées de parapets et mâchicoulis en pierre portés sur des
corbeaux. Quant aux mâchicoulis des murs, ils se composent d’une suite
d’arcs en tiers-point laissant entre eux et le parement extérieur un
espace vide propre à jeter des pierres ou tous autres projectiles (40)
(voy. Mâchicoulis).
Dans les provinces du midi et de l’ouest ces sortes de mâchicoulis étaient fort en usage au XIVe
siècle; et ils étaient préférables aux mâchicoulis des hourds de bois
ou des parapets de pierre posant sur des corbeaux, en ce qu’ils étaient
continus, non interrompus par les solives ou les consoles, et qu’ils
permettaient ainsi de jeter sur l’assaillant, le long du mur, de
longues et lourdes pièces de bois qui tombant en travers, brisaient
infailliblement les chats et pavois, sous lesquels se tenaient les
pionniers.
L’art de la fortification qui avait fait, au commencement du XIIIe
siècle, un grand pas, et qui était resté à peu près stationnaire
pendant le cours de ce siècle, fit de nouveaux progrès en France
pendant les guerres de 1330 à 1400. Quand Charles V eut ramené l’ordre
dans le royaume, et repris un nombre considérable de places aux
Anglais, il fit réparer ou reconstruire presque toutes les défenses des
villes ou châteaux reconquis, et dans ces nouvelles défenses il est
facile de reconnaître une méthode, une régularité qui indiquent un art
avancé et basé sur des règles fixes. Le château de Vincennes en est un
exemple (41)60.
Bâti en plaine, il n’y avait pas à profiter là de certaines
dispositions particulières du terrain; aussi son enceinte est-elle
parfaitement régulière, ainsi que le donjon et ses défenses. Toutes les
tours sont barlongues ou carrées, mais hautes, épaisses et bien munies
à leur sommet d’échauguettes saillantes flanquant les quatre faces; le
donjon est également flanqué aux angles de quatre tournelles; les
distances entre les tours sont égales; celles-ci sont fermées et
peuvent se défendre séparément61.
Le château de Vincennes fut commencé par Philippe de Valois et achevé
par Charles V, sauf la chapelle, qui ne fut terminée que sous François Ier et Henri II.
Le système féodal était essentiellement propre à la défense et à
l’attaque des places; à la défense, en ce que les seigneurs et leurs
hommes vivaient continuellement dans ces forteresses qui protégeaient
leur vie et leur avoir, ne songeaient qu’à les améliorer et les rendre
plus redoutables chaque jour, afin de pouvoir défier l’ambition de
leurs voisins ou imposer des conditions à leur suzerain. A l’attaque,
en ce que, pour s’emparer d’une forteresse alors, il fallait en venir
aux mains chaque jour, disposer par conséquent de troupes d’élite,
braves, et que la vigueur et la hardiesse faisaient plus que le nombre
des assaillants, ou les combinaisons savantes de l’attaque. Les
perfectionnements dans l’art de défendre et d’attaquer les places
fortes étaient déjà très-développés en France, alors que l’art de la
guerre de campagne était resté stationnaire. La France possédait des
troupes d’élite excellentes composées d’hommes habitués aux armes dès
leur enfance, braves jusqu’à la témérité, et elle n’avait pas d’armées;
son infanterie ne se composait que de soudoyers gênois, brabançons,
allemands, et de troupes irrégulières des bonnes villes, mal armées,
n’ayant aucune notion des manœuvres, indisciplinées, plus
embarrassantes qu’utiles dans une action. Ces troupes se débandaient au
premier choc, se précipitaient sur les réserves et mettaient le
désordre dans les escadrons de gendarmerie62.
Le passage de Froissart que nous donnons en note tout au long, fait
comprendre ce qu’était pendant la première
moitié du XIVe siècle une armée française, et quel peu de cas la noblesse faisait de ces troupes de bidauds, de brigands63
d’arbalétriers génois, de l’infanterie enfin. Les Anglais commencèrent
à cette époque à mettre en ligne une infanterie nombreuse, disciplinée,
exercée au tir de l’arc64, se servant déjà d’armes à feu65.
La supériorité de la chevalerie, jusqu’alors incontestable, était à son
déclin; la gendarmerie française ne fit en rase campagne que se
précipiter de défaites en défaites jusqu’au moment où du Guesclin
organisa des compagnies de fantassins aguerris et disciplinés, et par
l’ascendant de son mérite comme capitaine, parvint à mieux diriger la
bravoure de sa chevalerie. Ces transformations dans la composition des
armées, et l’emploi du canon, modifièrent nécessairement l’art de la
fortification, lentement il est vrai, car la féodalité se pliait
difficilement aux innovations dans l’art de la guerre; il fallut qu’une
longue et cruelle expérience lui apprît, à ses dépens, que la bravoure
seule ne suffisait pas pour gagner des batailles ou prendre des places;
que les fortes et les hautes murailles de ses châteaux n’étaient pas
imprenables pour un ennemi procédant avec méthode, ménageant son monde
et prenant le temps de faire des travaux d’approche. La guerre de siége
pendant le règne de Philippe de Valois n’est pas moins intéressante à
étudier que la guerre de campagne; l’organisation et la discipline des
troupes anglaises leur donne une supériorité incontestable sur les
troupes françaises dans l’une comme dans l’autre guerre. À quelques mois de distance, l’armée française, sous les ordres du duc de Normandie66, met le siége devant la place d’Aiguillon, située au confluent du Lot et de la Garonne, et le roi d’Angleterre assiége Calais.
L’armée française nombreuse, que Froissart évalue à près de cent mille
hommes, composée de la fleur de la chevalerie, après de nombreux
assauts, des traits de bravoure inouïs, ne peut entamer la forteresse;
le duc de Normandie, ayant déjà perdu beaucoup de monde, se décide à
faire un siége en règle: «Lendemain (de l’attaque infructueuse du pont
du château) vinrent deux maîtres engigneurs au duc de Normandie et aux
seigneurs de son conseil, et dirent que, si on les vouloit croire et
livrer bois et ouvriers à foison, ils feroient quatre grands kas67
forts et hauts sur quatre grands forts nefs et que on méneroit jusques
aux murs du châtel, et seroient si hauts qu’ils surmonteroient les murs
du château. À ces paroles entendit le duc volontiers, et commande que
ces quatre kas fussent faits, quoi qu’ils dussent coûter, et que on mît
en œuvre tous les charpentiers du pays, et que on leur payât largement
leur journée, parquoi ils ouvrissent plus volontiers et plus
appertement. Ces quatre kas furent faits à la devise68
et ordonnance des deux maîtres, en quatre fortes nefs; mais on y mit
longuement, et coûta grands deniers. Quand ils furent parfaits, et les
gens dedans entrés qui à ceux du châtel devoient combattre, et ils
eurent passé la moitié de la rivière, ceux du châtel firent descliquer
quatre martinets69
qu’ils avoient nouvellement fait faire, pour remédier contre les quatre
kas dessus dits. Ces quatre martinets jetèrent si grosses pierres et si
souvent sur ces kas, qu’ils furent bientôt débrisés, et si froissés que
les gens d’armes et ceux qui les conduisoient ne se purent dedans
garantir. Si les couvint retraire arrière, ainçois qu’ils fussent outre
la rivière; et en fut l’un effondré au fond de l’eau; et la plus grande
partie de ceux qui étoient dedans noyés; dont ce fut pitié et dommage:
car il y avoit de bons chevaliers et écuyers, qui grand désir avoient
de leurs corps avancer, pour honneur acquerre70.» Le duc de Normandie avait juré de prendre Aiguillon,
personne dans son camp n’osait parler de déloger, mais les comtes de
Ghines et de Tancarville allèrent trouver le roi à Paris. «Si lui
recordèrent la manière et l’état du siége d’Aiguillon,
et comment le duc son fils l’avoit fait assaillir par plusieurs
assauts, et rien n’y conquéroit. Le roi en fut tout émerveillé, et ne
remanda point adonc le duc son fils; mais vouloit bien qu’il se tînt
encore devant Aiguillon,
jusques à tant qu’il les eût contraints et conquis
par la famine, puisque par assaut ne les pouvoit avoir.»
Ce n’est pas avec cette téméraire imprévoyance
que procède le roi d’Angleterre; il débarque à la Hague, à la tête
d’une armée peu nombreuse, mais disciplinée; il marche à travers la
Normandie en ayant toujours le soin de flanquer le gros de son armée de
deux corps de troupes légères commandées par des capitaines connaissant
le terrain, qui battent le pays à droite et à gauche, et qui chaque
soir viennent camper autour de lui. Sa flotte suit les côtes
parallèlement à son armée de terre, de manière à lui ménager une
retraite en cas d’échec; il envoie après chaque prise dans ses
vaisseaux les produits du pillage des villes. Il arrive aux portes de
Paris, continue sa course victorieuse jusqu’en Picardie; là il est
enfin rejoint par l’armée du roi de France, la défait à Crécy, et se
présente devant Calais. «Quand le roi d’Angleterre fut venu premièrement devant la ville de Calais,
ainsi que celui qui moult la désiroit conquérir, il l’assiégea par
grand’manière et de bonne ordonnance, et fit bâtir et ordonner entre la
ville et la rivière et le pont de Nieulay hôtels et maisons, et
charpenter de gros merrein, et couvrir les dites maisons, qui étoient
assises et ordonnées par rues bien et faiticement, d’estrain71
et de genêts, ainsi comme s’il dût là demeurer dix ou douze ans; car
telle étoit son intention qu’il ne s’en partiroit, par hiver ni par
été, tant qu’il l’eût conquise, quel temps ni quelle poine il y dût
mettre ni prendre. Et avoit en cette neuve ville du roi toutes choses
nécessaires appartenant à un ost, et plus encore, et place ordonnée
pour tenir marché le mercredi et le samedi; et là étoient merceries,
boucheries, halles de draps et de pain et de toutes autres nécessités;
et en recouvroit-on tout aisément pour son argent; et tout ce leur
venoit tous les jours, par mer, d’Angleterre et aussi de Flandre, dont
ils étoient confortés de vivres et de marchandises. Avec tout ce, les
gens du roi d’Angleterre couroient moult souvent sur le pays, en la
comté de Ghines, en Therouenois, et jusques aux portes de Saint-Omer et
de Boulogne; si conqueroient et ramenoient en leur ost grand’foison de
proie, dont ils étoient rafraîchis et ravitaillés. Et point ne faisoit le roi ses gens assaillir ladite ville de Calais, car bien savoit qu’il y perdroit sa peine et qu’il se travailleroit en vain.
Si épargnoit ses gens et son artillerie, et disoit qu’il les
affameroit, quelque long terme qu’il y dût mettre, si le roi Philippe
de France derechef ne le venoit combattre et lever le siége.» Mais le
roi Philippe arrive devant Calais
à la tête d’une belle armée, aussitôt le roi d’Angleterre fait munir
les deux seuls passages par lesquels les Français pouvaient l’attaquer,
l’un de ces passages était par les dunes le long du rivage de la mer;
le roi d’Angleterre fait «traire toutes ses naves et ses vaisseaux par
devers les dunes, et bien garnir et fournir de bombardes, d’arbalètres,
d’archers et d’espringales, et de telles choses par quoi l’ost des
François ne pût ni osât par là passer.» L’autre était le pont de
Nieulay; et fit le comte de Derby son cousin aller loger sur ledit pont
de Nieulay, à grand’foison de gens d’armes et d’archers, afin que les
François n’y pussent passer, si ils ne passoient parmi les marais, qui
sont impossibles à passer. Entre le mont de Sangattes et la mer de
l’autre côté devant Calais,
avoit une haute tour que trente-deux archers anglois gardoient; et
tenoient là endroit le passage des dunes pour les François; et
l’avoient à leur avis72
durement fortifiée de grands doubles fossés.» Les gens de Tournay
attaquent la tour et la prennent en perdant beaucoup de monde; mais les
maréchaux viennent dire au roi Philippe qu’on ne pouvait passer outre
sans sacrifier une partie de son armée. C’est alors que le roi des
Français s’avise d’envoyer un message au roi d’Angleterre: «Sire,
disent les envoyés, le roi de France nous envoie par devers vous et
vous signifie qu’il est ci venu et arrêté sur le mont Sangattes pour
vous combattre; mais il ne peut ni voir ni trouver voie comment il
puisse venir jusqu’à vous; si en a-t-il grand désir pour désassiéger sa
bonne ville de Calais.
Si a fait aviser et regarder par ses maréchaux comment il pourroit
venir jusques à vous; mais c’est chose impossible. Si verroit
volontiers que vous voulussiez mettre de votre conseil ensemble, et il
mettroit du sien, et par l’avis de ceux, aviser place là où on se pût
combattre; et de ce sommes-nous chargés de vous dire et requerre73.»
Une lettre du roi d’Angleterre à l’archevêque d’York fait connaître
que ce prince accepta la singulière proposition du roi Philippe II74
, mais qu’après des pourparlers, pendant lesquels l’armée assiégeante
ne cessa de se fortifier davantage dans son camp et de garnir les
passages, le roi des Français délogea subitement et licencia son monde
le 2 août 1347.
Ce qui précède fait voir que déjà l’esprit militaire se modifiait en
Occident, et dans la voie nouvelle, les Anglo-Normands nous avaient
précédés. À chaque instant au XIVe siècle, l’ancien esprit
chevaleresque des Français vient se heurter contre l’esprit politique
des Anglais, contre leur organisation nationale, une déjà, et puissante
par conséquent. L’emploi de la poudre à canon dans les armées et dans
les siéges porta un nouveau et terrible coup à la chevalerie féodale.
L’énergie individuelle, la force matérielle, la bravoure emportée,
devaient le céder bientôt au calcul, à la prévoyance et à
l’intelligence d’un capitaine, secondé par des troupes habituées à
l’obéissance. Bertrand du Guesclin sert de transition entre les
chevaliers des XIIe et XIIIe siècles et les capitaines habiles des XVe et XVIe
siècles. Il faut dire qu’en France l’infériorité à la guerre n’est
jamais de longue durée, une nation belliqueuse par instinct est plutôt
instruite par ses revers encore que par ses succès. Nous avons dit un
mot des défiances de la féodalité française à l’égard des classes
inférieures, défiance qui était cause que dans les armées on préférait
des soudoyers étrangers à des nationaux qui, une fois licenciés, ayant
pris l’habitude des armes et du péril, se trouvant cent contre un,
eussent pu se coaliser contre le réseau féodal, et le rompre. La
royauté, gênée par les privilèges de ses vassaux, ne pouvait
directement appeler les populations sous les armes; pour réunir une
armée elle convoquait les seigneurs, qui se rendaient à l’appel du
suzerain avec les hommes qu’ils étaient tenus de fournir; ces hommes
composaient une brillante gendarmerie d’élite suivie de bidauds, de valets, de brigands,
formant plutôt un troupeau embarrassant qu’une infanterie solide. Le
roi prenait à solde, pour combler cette lacune, des arbalétriers
génois, brabançons, des corporations des bonnes villes. Les premiers,
comme toutes les troupes mercenaires, étaient plus disposés à piller
qu’à se battre pour une cause qui leur était étrangère; les troupes
fournies par les grandes communes, turbulentes, peu disposées à
s’éloigner de leurs foyers, ne devant qu’un service temporaire,
profitaient du premier échec pour rentrer dans leurs villes,
abandonnant la cause nationale qui n’existait pas encore à leurs yeux
par suite du morcellement féodal. C’est avec ces mauvais éléments que
les rois Philippe de Valois et Jean devaient lutter contre les armées
anglaises et gasconnes déjà organisées, compactes, disciplinées et
régulièrement payées. Ils furent battus, comme cela devait être. Les
malheureuses provinces du nord et de l’ouest, ravagées par la guerre,
brûlées et pillées, furent bientôt réduites au désespoir; des hommes
qui avaient tremblé devant une armure de fer, lorsque cette armure
paraissait invincible, voyant la fleur de la noblesse française
détruite par des archers anglais et des coutilliers gallois, par de
simples fantassins, s’armèrent à leur tour; que leur restait-il
d’ailleurs! et formèrent les terribles compagnies des Jacques. Ces
troupes de soldats brigands, licenciées, abandonnées à
elles-mêmes après les défaites, se ruaient sur les villes et les
châteaux: «Et toujours gagnoient povres brigands, dit Froissart, à
dérober et piller villes et châteaux, et y conquéroient si grand avoir
que c’étoit merveille... ils épioient, telle fois étoit, et bien
souvent, une bonne ville ou un bon châtel, une journée ou deux loin; et
puis s’assembloient vingt ou trente brigands, et s’en alloient tant de
jour et de nuit, par voies couvertes que ils entroient en celle ville
ou en cel châtel que épié avoient, droit sur le point du jour, et
boutoient le feu en une maison ou en deux. Et ceux de la ville
cuidoient que ce fussent mille armures de fer, qui vouloient ardoir
leur ville: si s’enfuyoient qui mieux mieux, et ces brigands brisoient
maisons, coffres et écrins, et prenoient quant qu’ils trouvoient, puis
s’en alloient leur chemin, chargés de pillage... Entre les autres, eut
un brigand en la Languedoc, qui en telle manière avisa et épia le fort
châtel de Combourne qui sied en Limosin, en très fort pays durement. Si
chevaucha de nuit à tout trente de ses compagnons, et vinrent à ce fort
châtel, et l’échellèrent et gagnèrent, et prirent le seigneur dedans
que on appelloit le vicomte de Combourne, et occirent toute la maisnée
de léans, et mirent le seigneur en prison en son châtel même, et le
tinrent si longuement, qu’il se rançonna à tout vingt-quatre mille écus
tous appareillés. Et encore détint ledit brigand ledit châtel et le
garnit bien, et en guerroya le pays. Et depuis, pour ses prouesses, le
roi de France le voulut avoir de-lez lui, et acheta son châtel vingt
mille écus; et fut huissier d’armes du roi de France, et eu grand
honneur de-lez le roi. Et étoit appellé ce brigand Bacon. Et étoit
toujours monté de bons coursiers, de doubles roncins et de gros
palefrois, et aussi bien armé comme un comte et vêtu très richement, et
demeura en ce bon état tant qu’il vesqui75.»
Voici le roi de France qui traite avec un soldat de fortune, lui donne
une position supérieure, l’attache à sa personne; le roi fait ici pour
la défense du territoire un pas immense; il va chercher les défenseurs
du sol en dehors de la féodalité parmi des chefs sortis du peuple.
C’est avec ces compagnies, ces soldats sans patrie, mais braves,
habitués au métier des armes, avec ces routiers sans foi ni loi que du
Guesclin va reconquérir une à une toutes les places fortes tombées
entre les mains des Anglais. Les malheurs, le désespoir, avaient
aguerri les populations, les paysans eux-mêmes tenaient la campagne et
attaquaient les châteaux.
Pour conquérir une partie des provinces françaises, les Anglais
n’avaient eu à lutter que contre la noblesse féodale; après avoir pris
ses châteaux et domaines, et ne trouvant pas de peuple sous les
armes, ils ne laissèrent dans leurs places fortes que des garnisons
isolées, peu nombreuses, quelques armures de fer soutenues d’un petit
nombre d’archers; les Anglais pensaient que la noblesse féodale
française sans armée ne pouvait, malgré sa bravoure, reprendre ses
châteaux. Grande fut aussi la surprise des capitaines anglais quand, à
quelques années d’intervalle, ils se trouvèrent assaillis non plus
seulement par une brillante chevalerie, mais par des troupes
intrépides, disciplinées pendant le combat, obéissant aveuglément à la
voix de leur chef, ayant foi en son courage et en son étoile, se
battant avec sang-froid et possédant la ténacité, la patience et
l’expérience de vieux soldats76.
La féodalité avait, dès la fin du XIVe siècle, joué son
rôle militaire comme elle avait joué son rôle politique. Son prestige
était détruit, et Charles VII et Louis XI eurent de véritables armées
régulières.
Si nous nous sommes étendus sur cette question, c’est qu’il nous a
paru nécessaire de faire connaître les transformations par lesquelles
l’art de la guerre a dû passer, afin de pouvoir rendre compte des
différents systèmes de défense qui furent successivement adoptés du Xe au XVIe
siècle. Il n’est pas besoin de démontrer tout ce qu’il y a d’impérieux
dans l’art de la fortification; ici tout doit être sacrifié au besoin
de la défense, et cependant, telle était la puissance de la tradition
féodale, qu’on emploie longtemps, et jusqu’à la fin du XVIe
siècle, des formes, que l’on conserve des dispositions, qui ne se
trouvaient nullement à la hauteur des nouveaux moyens d’attaque. C’est
surtout aux fortifications des châteaux que cette observation
s’applique. La féodalité ne pouvait se résoudre à remplacer ses hautes
tours par des ouvrages bas et étendus; pour elle le grand donjon de
pierre épais et bien fermé était toujours le signe de la force et de la
domination. Aussi le château passe-t-il brusquement, au XVIe siècle, de la fortification du moyen âge à la maison de plaisance (voy. Château).
Il n’en est pas de même pour les villes: par suite de ses désastres,
la gendarmerie française perdait peu à peu de son ascendant.
Indisciplinée, mettant toujours l’intérêt féodal avant l’intérêt
national, elle en était pendant les guerres des XIVe et XVe
siècles à jouer le rôle de partisans, surprenant des châteaux et des
villes, les pillant et brûlant, les perdant le lendemain; tenant tantôt
pour un parti, tantôt pour un autre, suivant qu’elle y trouvait son
intérêt du moment. Mais les corporations des bonnes villes qui ne
savaient pas se battre à l’époque de la conquête d’Édouard III,
s’étaient aguerries; plus disciplinées, plus braves et mieux armées,
elles présentaient déjà à la fin du XIVe siècle des troupes assez solides pour qu’on pût leur confier la garde de postes importants77.
Vers le milieu de ce siècle on avait déjà fait
emploi de bouches à feu, soit dans les batailles rangées
soit dans les sièges78.
Ce nouveau moyen de destruction devait changer et changea bientôt
toutes les conditions de l’attaque et de la défense des places. Peu
importante encore au commencement du XVe siècle,
l’artillerie à feu prend un grand développement vers le milieu de ce
siècle. «En France, dit l’illustre auteur déjà cité79,
la guerre de l’Indépendance contre les Anglais avait réveillé le génie
guerrier de la nation, et, non-seulement l’héroïque Jeanne d’Arc
s’occupait elle-même de diriger l’artillerie80;
mais deux hommes éminents sortis du peuple, les frères Bureau,
apportèrent tous leurs soins à perfectionner les bouches à feu et à la
conduite des siéges. Ils commencèrent à employer, quoique en petit
nombre, les boulets de fer au lieu des boulets de pierre81,
et alors, un projectile du même poids occupant un plus petit volume, on
put lui donner une plus grande quantité de mouvement, parce que la
pièce, ayant un moindre calibre, offrit plus de résistance à
l’explosion de la poudre.
Ce boulet plus dur ne se brisa plus et put pénétrer dans la
maçonnerie; il y eut avantage à augmenter sa vitesse en diminuant sa
masse; les bombardes devinrent moins lourdes, quoique leur effet fût
rendu plus dangereux.
Au lieu d’élever des bastilles tout autour de la ville82,
les assiégeants établirent, devant les grandes forteresses, un parc
entouré d’un retranchement situé dans une position centrale, hors de la
portée du canon. De ce point, ils conduisirent un ou deux boyaux de
tranchée vers les pointes où ils placèrent leurs batteries83...
Nous sommes arrivés au moment où les tranchées furent employées comme
moyen d’approche concurremment avec les couverts en bois... Aux frères
Bureau revient l’honneur d’avoir les premiers fait l’emploi le plus
judicieux de l’artillerie à feu dans les siéges. De sorte que les
obstacles tombèrent devant eux, les murailles frappées ne résistaient
plus à leurs boulets et volaient en éclats. Les villes que défendaient
les Anglais et qu’ils avaient mis des mois entiers à assiéger, lors de
leur invasion, furent enlevées en peu de semaines. Ils avaient employé
quatre mois à assiéger Harfleur, en 1440; huit mois à assiéger Rouen,
en 1418; dix mois à s’emparer de Cherbourg, en 1418, tandis qu’en 1450,
toute la conquête de la Normandie, qui obligea à entreprendre soixante
siéges, fut accomplie par Charles VII en un an et six jours84.
«L’influence morale exercée par la grosse artillerie est devenue si
grande qu’il suffit de son apparition pour faire rendre les villes.
«... Disons-le donc, en l’honneur de l’arme, c’est autant aux
progrès de l’artillerie qu’à l’héroïsme de Jeanne d’Arc, que la France
est redevable d’avoir pu secouer le joug étranger de 1428 à 1450. Car,
la crainte que les grands avaient du peuple, les dissensions des nobles
eussent peut-être amené la ruine de la France, si l’artillerie,
habilement conduite, ne fût venue donner au pouvoir royal une force
nouvelle, et lui fournir à la fois le moyen de repousser les ennemis de
la France et de détruire les châteaux de ces seigneurs féodaux qui
n’avaient point de patrie.
«Cette période de l’histoire signale une ère nouvelle. Les Anglais
ont été vaincus par les armes à feu, et le roi, qui a reconquis son
trône avec des mains plébéiennes, se voit pour la première fois à la
tête de forces qui n’appartiennent qu’à lui. Charles VII, qui naguère
empruntait aux villes leurs canons pour faire les siéges, possède une
artillerie assez nombreuse pour établir des attaques devant plusieurs
places à la fois, ce qui excite à juste titre l’admiration des
contemporains. Par la création des compagnies d’ordonnance et par
l’établissement des francs-archers, le roi acquiert une cavalerie et
une infanterie indépendantes de la noblesse ...»
L’emploi des bouches à feu dans les siéges dut avoir pour premier
résultat de faire supprimer partout les hourds et bretèches en bois, et
dut contribuer à l’établissement des mâchicoulis et parapets crénelés
de pierre portés sur corbeaux en saillie sur le nu des murs. Car les
premières bouches à feu paraissent être souvent employées non-seulement
pour lancer des pierres rondes en bombe, comme les engins à
contre-poids, mais aussi des projectiles incendiaires, des barillets
contenant une composition inflammable et détonante, telle que le feu
grégeois décrit par Joinville, et connu dès le XIIe par les Arabes. A la fin du XIVe
siècle et au commencement du XVe, les artilleurs emploient déjà les
canons à lancer des boulets de pierre, de plomb ou de fer,
horizontalement; on ne s’attaque plus alors seulement aux créneaux et
aux défenses supérieurs des murailles, mais on les bat en brèche à la
base; on établit de véritables batteries de siége. Au siége d’Orléans,
en 1428, les Anglais jettent dans la ville, avec leurs bombardes, un
nombre considérable de projectiles de pierre qui passent par-dessus les
murailles et crèvent les toits des maisons. Mais du côté des Français
on trouve une artillerie dont le tir est de plein fouet et qui cause de
grandes pertes aux assiégeants; un boulet tue le comte de Salisbury qui
observait la ville par l’une des fenêtres des tournelles85. C’est un homme sorti du peuple, maître Jean, Lorrain, qui dirige l’artillerie de la ville.
Pour assiéger la ville, les Anglais suivent
encore l’ancien système des bastilles de bois et des boulevards; ils
finissent par être assiégés à leur tour par ceux d’Orléans;
perdent successivement leurs bastilles qui sont détruites par le feu de
l’artillerie française; attaqués vigoureusement, ils sont obligés de
lever le siége en abandonnant une partie de leur matériel; car
l’artillerie à feu de siége, comme tous les engins employés
jusqu’alors, avait l’inconvénient d’être difficilement transportable,
et ce ne fut guère que sous Charles VII et Louis XI que les pièces de
siége, aussi bien que celles de campagne, furent montées sur roues; on
continua cependant d’employer les bombardes (grosses pièces, sortes de
mortiers à lancer des boulets de pierre d’un fort diamètre) jusque
pendant les premières années du XVIe siècle. Voici (42) la
représentation d’un double canon de siége garni de son mantelet de bois
destiné à protéger la pièce et les servants contre les projectiles
(43), le figuré d’un double canon, mais avec boîtes s’emmanchant dans
la culasse et contenant la charge de poudre avec le boulet86.
À côté de la pièce sont d’autres
boîtes de rechange et le calibre C avec son anse pour mesurer la
charge de poudre; (43 bis)
le dessin d’un canon à boîte monté sur un affût à crémaillères,
permettant de pointer la pièce. Les boulets de ce dernier canon sont de
pierre, tandis que ceux des canons doubles sont en métal. On mettait le
feu à la poudre renfermée dans la boîte au moyen d’une tige de fer
rougie dans un fourneau. L’établissement de ces pièces en batterie,
leur chargement, surtout lorsqu’il fallait après chaque coup remplacer
les boîtes, les moyens accessoires pour mettre le feu; tout cela était
long. Au commencement du XVe siècle les canons de gros
calibre employés dans les siéges n’étaient pas en assez grand nombre,
étaient d’un transport trop difficile, ne pouvaient pas être chargés
assez rapidement pour pouvoir produire des effets prompts et décisifs
dans l’attaque des places. Il fallait avoir, pour éloigner les
défenseurs des créneaux, des archers en grand nombre et des
arbalétriers; des archers surtout qui avaient, ainsi que nous l’avons
vu, une grande supériorité sur les arbalétriers à cause de la rapidité
du tir de l’arc. Chaque archer (44) était muni d’un sac de cuir
contenant deux ou trois douzaines de sagettes. Au moment du combat, il
laissait son sac ouvert à terre, et gardait sous son pied gauche
quelques flèches, le fer tourné à sa gauche; sans les voir il les
sentait ainsi, il pouvait les prendre une à une en abaissant la main,
et ne perdant pas le but de vue (point important pour un tireur). Un
bon archer pouvait décocher une dizaine de flèches par minute. Tandis
qu’un arbalétrier, pendant le même espace de temps, n’envoyait guère
que deux carreaux (45) et (46). Obligé d’adapter le
cranequin (47) à son arme après chaque coup, pour bander l’arc,
non-seulement il perdait beaucoup de temps, mais il perdait de vue les
mouvements de l’ennemi et était obligé, une fois l’arme bandée, de
chercher son but et de viser87.
Lorsque l’artillerie à feu fut assez bien montée et assez nombreuse
pour battre les murailles et faire brèche à distance, l’ancien système
défensif parut tellement inférieur aux moyens d’attaque qu’il fallut le
modifier profondément. Les tours couvertes de combles pour la plupart
d’un petit diamètre, voûtées d’une manière assez légère, ne pouvaient
servir à placer du canon; en enlevant les combles et faisant des
plates-formes (ce qui fut souvent exécuté au milieu du XVe
siècle), on parvenait à placer une ou deux pièces au sommet, qui ne
causaient pas un grand dommage aux assaillants, et qui, par leurs feux
plongeants, ne frappaient qu’un point. Il fallait sans cesse les
déplacer pour suivre les mouvements de l’attaque, et leur recul
ébranlait souvent les maçonneries au point ne nuire plus aux défenseurs
qu’aux assiégeants. Sur les courtines, les chemins de ronde qui
n’avaient guère que deux mètres au plus de largeur, ne pouvaient
recevoir du canon; on faisait alors à l’intérieur des remblais en terre
jusqu’au niveau de ces chemins, pour pouvoir monter les pièces et les
mettre en batterie; mais par suite de l’élévation de ces courtines, les
feux étaient plongeants et ne produisaient pas un grand effet. Sans
renoncer dès lors à placer l’artillerie à feu sur les sommets des
défenses, partout où la chose fût praticable, on ouvrit des embrasures
dans les étages inférieurs des tours au niveau du sommet de la
contrescarpe des fossés, afin d’obtenir un tir rasant, d’envoyer des
projectiles en ricochets, et de forcer l’assaillant à faire des
tranchées profondes pour approcher des places. Sous Charles VII, en
effet, beaucoup d’attaques de châteaux et de villes avaient été
brusquées et avaient réussi. Des pièces de canon étaient amenées à
découvert en face de la fortification, et avant que l’assiégé eût eu le
temps de mettre en batterie les quelques bombardes et ribaudequins qui
garnissaient les tours, la brèche était faite, et la ville gagnée. Mais
toutes les tours ne pouvaient se prêter à la modification demandée par
le service de l’artillerie de défense; elles avaient un diamètre
intérieur qui ne permettait pas de placer une pièce de canon; celles-ci
ne pouvaient être introduites à travers ces détours et escaliers à vis,
puis quand les pièces avaient tiré deux ou trois coups, on était
asphyxié par la fumée qui ne trouvait pas d’issue. On commença donc par
modifier la construction des tours, on leur donna moins de hauteur et
on augmenta beaucoup leur diamètre en les faisant saillir à
l’extérieur; renonçant à l’ancien système de défense isolée, on les
ouvrit du côté de la ville, afin de pouvoir y introduire facilement du
canon, on les perça d’embrasures latérales, au-dessous du niveau de la
crête des fossés, et les enfilant dans leur longueur. Les
fortifications de la ville de Langres sont fort intéressantes à étudier
au point de vue des modifications apportées pendant les XVe et XVIe siècles à la défense des places (48)88. Langres est une ville romaine; la partie A de la ville fut ajoutée, au commencement du XVIe
siècle, à l’enceinte antique dans laquelle on retrouve une porte assez
bien conservée; successivement modifiée, l’enceinte de Langres fut
presque entièrement rebâtie sous Louis XI et François Ier, et plus tard renforcée de défenses établies suivant le système adopté au XVIe siècle et au commencement du XVIIe.
L’emploi de l’artillerie à feu fut cause que l’on bâtit les tours C
qui flanquent les courtines au moyen de deux murs parallèles terminés
par un hémicycle. La ville de Langres est bâtie sur un plateau qui
domine le cours de la Marne et tous les alentours; du côté D seulement
on y accède de plainpied. Aussi de ce côté un ouvrage avancé très-fort
avait-il été établi dès le XVIe siècle89.
En E était une seconde porte bien défendue par une grosse tour ronde ou
bastille, avec deux batteries couvertes établies dans deux chambres
dont les voûtes reposent sur un pilier cylindrique élevé au centre;
dans une autre tour juxtaposée est une rampe en spirale qui permettait
de faire monter du canon sur la plate-forme qui couronnait la grosse
tour (voy. Bastille); en F une troisième porte donnant sur la Marne protégée par des ouvrages en terre de la fin du XVIe siècle. Nous donnons (49) le plan d’une des tours dont la construction remonte à la fin du XVe siècle ou du commencement du XVIe90. Cette tour est un véritable bastion pouvant contenir à chaque étage cinq bouches à feu.
Bâtie sur une pente rapide, on descend successivement par quatre
emmarchements du point C donnant dans la ville, au point E. Les
embrasures E, F, G, ressautent pour suivre l’inclinaison du terrain et
se trouver toujours à une même hauteur au-dessus du sol extérieur. Les
canons pouvaient être facilement introduits par des emmarchements
larges et assez doux; les murs sont épais (7,00 mètres), afin de pouvoir
résister à l’artillerie des assiégeants. La première travée dont les
parois sont parallèles est voûtée par quatre voûtes reposant sur une
colonne; un arc-doubleau portant sur deux têtes de murs sépare la
première travée de la seconde qui est voûtée en cul-de-four (voy. la
coupe longitudinale (50) sur la ligne CD et la coupe transversale (51)
sur la ligne A B du plan). Les embrasures F, G (49) étaient fermées à
l’intérieur par des portières (voy. Embrasure).
Des évents H permettaient à la fumée de s’échapper de l’intérieur de la
salle. Deux petits réduits I devaient renfermer la provision de poudre.
Cette tour était couronnée dans l’origine par une plate-forme et un
parapet crénelé derrière lequel on pouvait placer d’autres pièces ou
des arquebusiers. Ces parties supérieures ont été modifiées depuis
longtemps. La batterie barbette domine la crête du parapet des
courtines voisines de 1 mètre environ; c’était encore là un reste de la
tradition du moyen âge. On croyait toujours devoir faire dominer les
tours sur les courtines91 (voy. Tour
). Cette incertitude dans la construction des défenses pendant les
premiers temps de l’artillerie donne une grande variété de
dispositions, et nous ne pouvons les signaler toutes. Mais il est bon
de remarquer que le système de fortifications si bien établi de 1300 à
1400, si méthodiquement combiné, est dérangé par l’intervention des
bouches à feu dans les siéges, et que les tâtonnements commencent à
partir de cette dernière époque pour ne cesser qu’au XVIIe
siècle. Telle était la force des traditions féodales qu’on ne pouvait
rompre brusquement avec elles, et qu’on les continuait encore, malgré
l’expérience des inconvénients attachés à la fortification du moyen âge
en face de l’artillerie à feu. C’est ainsi qu’on voit longtemps encore
et jusque pendant le XVIe siècle les mâchicoulis employés
concurremment avec les batteries couvertes, bien que les mâchicoulis ne
fussent plus qu’une défense nulle devant du canon. Aussi de Charles
VIII à François Ier, les villes et les châteaux ne tiennent
pas devant une armée munie d’artillerie, et l’histoire pendant cette
période ne nous présente plus de ces siéges prolongés si fréquents
pendant les XIIe, XIIIe et XIVe
siècles. On faisait du mieux qu’on pouvait pour approprier les
anciennes fortifications au nouveau mode d’attaque et de défense, soit
en laissant parfois les vieilles murailles subsister en arrière de
nouveaux ouvrages, soit en détruisant quelques points faibles, comme à
Langres, pour les remplacer par des grosses tours rondes ou carrées
munies d’artillerie. À la fin du XVe siècle, les ingénieurs
paraissent chercher à couvrir les pièces d’artillerie; ils les
disposent au rez-de-chaussée des tours dans des batteries couvertes,
réservant les couronnements des tours et courtines pour les archers et
arbalétriers ou arquebusiers. Il existe encore un grand nombre de tours
qui présentent cette disposition; sans parler de celle de Langres que
nous avons donnée (fig. 49, 50 et 51), mais dont le couronnement
détruit ne peut servir d’exemple, voici une tour carrée dépendant de la
défense fort ancienne du Puy-Saint-Front de Perigueux, et qui fut
reconstruite pour contenir des bouches à feu à rez-de-chaussée92
destinées à battre la rivière, le rivage et
l’une des deux courtines. Le rez-de-chaussée de cette tour
peu étendu (52) est
percé de quatre embrasures destinées à de petites pièces d’artillerie,
sans compter une meurtrière placée à l’angle saillant du côté opposé à
la rivière. Deux canons (que l’on changeait de place suivant les
besoins de la défense) pouvaient seulement être logés dans cette
batterie basse voûtée par un berceau épais de pierres de taille, et à
l’épreuve des projectiles pleins lancés en bombe. Les embrasures des
canons (53)
sont percées horizontalement, laissant juste le passage du boulet,
au-dessus, une fente horizontale permet de pointer et sert d’évent pour
la fumée. Un escalier droit conduit au premier étage percé seulement de
meurtrières d’arbalètes ou d’arquebuses, et le couronnement est garni
de mâchicoulis avec parapet continu sans créneaux, mais percé de trous
ronds propres à passer le bout de petites coulevrines ou d’arquebuses à
main93.
C’était là une médiocre défense et il était facile à l’ennemi de se
placer de manière à se trouver en dehors de la projection du tir. On
reconnut bientôt que ces batteries couvertes établies dans des espaces
étroits, et dont les embrasures n’embrassaient qu’un angle aigu, ne
pouvaient démonter des batteries de siége et ne causaient pas un
dommage sérieux à l’assiégeant. Laissant donc subsister le vieux
système défensif pour y loger des archers, arbalétriers et
arquebusiers, on éleva en avant de fausses braies dans
lesquelles on pouvait établir des batteries à tir rasant, qui
remplaçaient les lices dont nous avons parlé dans le cours de cet
article. On commença dès lors à s’affranchir des règles si longtemps
conservées de la fortification antérieure à l’emploi de l’artillerie à
feu. Dans des cas pressants les anciennes murailles et tours des lices,
les barbacanes furent simplement dérasées au niveau du chemin de ronde,
puis couronnées de parapets avec embrasures pour y placer des batteries
barbettes (54). Les tours paraissaient si bien un moyen de
défense indispensable, on regardait comme d’une si grande utilité de
commander la campagne, qu’on en élevait encore même après que les
fausses braies disposées de manière à flanquer les courtines avaient
été admises. On donna d’abord aux fausses braies les formes, en plan,
qu’on avait données aux palissades, c’est-à-dire qu’elles suivirent à
peu près le contour des murs, mais bientôt on en fit des ouvrages
flanqués. La ville d’Orange avait été fortifiée de nouveau sous Louis XI, et telle était
la configuration de ses défenses à cette époque (55). Au moyen de ces
modifications, les places furent en état de résister à l’artillerie;
mais cette arme se perfectionnait rapidement. Louis XI et Charles VIII
possédaient une artillerie formidable, l’art des siéges devenait tous
les jours plus méthodique, à cette époque déjà on faisait des approches
régulières; on commençait, lorsque l’attaque des places ne pouvait être
brusquée, à faire des tranchées, à établir des parallèles et de
véritables batteries de siége bien gabionnées. Les murs dépassant le
niveau des crêtes des revêtements des fossés offraient une prise facile
au tir de plein fouet des batteries de siége, et à une assez grande
distance on pouvait détruire ces ouvrages découverts et faire brèche.
Pour parer à cet inconvénient on garnit les dehors des fossés de
palissades ou parapets en maçonnerie ou en charpente avec terrassements
et premier fossé extérieur; cet ouvrage, qui remplaçait les anciennes
lices, conserva le nom de braie
(56). On établit en dehors des portes, des poternes et des saillants,
des ouvrages en terre soutenus par des pièces de bois qu’on nommait
encore boulevert, bastille ou bastide. La description de la fortification de Nuys,
que Charles le Téméraire assiégea en 1474,
explique parfaitement la méthode employée pour
résister aux attaques94.
«Pareillement estoit Nuysse notablement tourrée de pierre de grès,
puissamment murée de riche fremeté, haulte, espaisse et renforcée de
fortes braiesses, subtelement composées de pierre et de brique, et en
aulcuns lieux, toutes de terre, tournées à deffence par mirable
artifice pour reppeller les assaillants; entre lesquelles et lesdits
murs y avoit certains fossés assés parfons; et, de rechef, estoient
devant lesdites brayes aultres grants fossés d’extrème profondeur,
cimés les aulcuns, et pleins d’eau à grant largesse, lesquels
amplectoient la ville et ses forts jusques aux rivières courantes.
Quatre portes principales de pareille sorte ensemble, et aulcunes
poternes et saillies embellissoient et fortifioient grantement ladite
closture; car chascune d’elles avoit en front son boluvert à manière de bastillon,
grant, fort et deffendable, garni de tout instrument de guerre, et
souverainement de traicts à poudre à planté.» On voit dans cette
description le bastion se dessiner nettement, comme un accessoire
important de la défense pour fortifier les saillants, les poternes, les
portes et enfiler les fossés, pour tenir lieu des tours et barbacanes
des lices de l’ancienne fortification, des anciennes bastilles isolées,
des ouvrages de défense du dehors des portes. Bientôt cet accessoire,
dont l’utilité est reconnue, l’emporte sur le fond, et forme la partie
principale de la fortification moderne.
En conservant toutefois, dans les forteresses que l’on éleva vers la fin du XVe
siècle, les tours et les courtines des enceintes intérieures commandant
la campagne à une grande distance par leur élévation, en les couronnant
encore de mâchicoulis, on augmenta l’épaisseur des maçonneries de
manière à pouvoir résister à l’artillerie de siége. Lorsque le connétable de Saint-Pol fit reconstruire en 1470 le château de Ham,
non-seulement il crut devoir munir cette retraite d’ouvrages avancés,
de murs de contre-garde, mais il fit donner aux tours et courtines, et
surtout à la grosse tour ou donjon, une telle épaisseur que ces
constructions peuvent encore opposer à l’artillerie moderne une longue
résistance (voy. Château).
Jusqu’alors on s’était occupé en raison des besoins
nouveaux de modifier la forme et la situation des tours et courtines,
les détails de la défense; mais depuis le XIe siècle le mode
de construction de la fortification n’avait pas changé: c’étaient
toujours deux parements de pierre de taille, de brique ou de moellon
piqué renfermant un massif en blocage irrégulier. Contre la sape ou le
mouton ce genre de construction était bon, car les pionniers entamaient
plus difficilement un massif en blocage dont la pierraille et le
mortier étaient durs et adhérents, qu’une construction appareillée
facile à déliaisonner lorsque quelques pierres ont été enlevées, les
constructions d’appareil n’ayant jamais l’homogénéité d’un bon blocage
bien fait. Les massifs de maçonnerie résistaient mieux aux ébranlements
du mouton qu’une construction d’appareil; mais lorsque les bouches à
feu remplacèrent tous les engins et expédients de destruction employés
au moyen âge, on reconnut bientôt que les revêtements de pierre qui
n’avaient généralement qu’une épaisseur de 30 à 50 centimètres étaient
promptement ébranlés par l’effet des boulets de fer, qu’ils se
détachaient du massif et le laissaient à nud exposé aux projectiles;
que les merlons95
de pierre enlevés par les boulets se brisaient en éclats, véritable
mitraille plus meurtrière encore que les boulets eux-mêmes.
L’architecture défensive, pour prévenir l’ébranlement des anciennes
murailles et des tours, garnit les courtines par des terrassements de
terre intérieurs, et remplit parfois les étages inférieurs des tours.
Mais lorsque la muraille tombait sous les coups de l’artillerie de
siége, ces amas de terre, en s’éboulant avec elle, facilitaient l’accès
de la brèche en formant un talus naturel, tandis que les murailles
seules non terrassées à l’intérieur ne présentaient en tombant que des
brèches irrégulières et d’un accès très-difficile. Pour parer à ces
inconvénients, lorsque l’on conservait d’anciennes fortifications, et
qu’on les appropriait à la défense contre l’artillerie, on farcit
quelquefois les terrassements intérieurs de longrines de bois, de
branchages résineux ou flambés pour les préserver de la pourriture; ces
terrassements avaient assez de consistance pour ne pas s’ébouler
lorsque la muraille tombait, et rendaient la brèche impraticable. Si
les vieilles murailles avaient été simplement remblayées à l’intérieur
de manière à permettre de placer du canon au niveau des parapets, si
les anciens crénelages avaient été remplacés par des merlons épais et
des embrasures en maçonnerie, lorsque l’assiégé était assuré du point
attaqué, et pendant que l’assiégeant faisait ses dernières approches et
battait en brèche, on élevait en arrière du front attaqué un ouvrage en
bois terrassé, assez peu élevé pour être masqué du dehors, on creusait
un fossé entre cet ouvrage et la brèche; celle-ci devenue praticable,
l’assiégeant lançait ses colonnes d’attaque qui se trouvaient en face
d’un nouveau rempart improvisé bien muni d’artillerie; c’était un
nouveau siége à recommencer. Cet ouvrage rentrant était d’un
très-difficile accès, car il était flanqué par sa disposition
naturelle, et l’assaillant ne pouvait songer à brusquer l’assaut, les
colonnes d’attaque se trouvant battues en face, en flanc et même en
revers. Lorsque Blaise de Montluc défend Sienne, il fait élever
derrière les vieilles murailles de la ville, et sur les points où il
suppose qu’elles seront battues, des remparts rentrants dans le genre
de celui qui est figuré ici (57). «Or avois-je déliberé, dit-il, que si
l’ennemy vous venoit assaillir avec l’artillerie, de me retrancher
loing de la muraille où se feroit la batterie, pour les laisser entrer
à leur ayse; et faisois estat tous jours de fermer les deux bouts, et y
mettre à chacun quatre ou cinq grosses pièces d’artillerie, chargées de
grosses chaînes et de gros clous et pièces de fer. Derrière la retirade
je déliberay mettre tous les mousquets de la ville ensemble
l’arquebuserie, et, comme ils seroient dedans, faire tirer l’artillerie
et l’arquebuserie tout à un coup; et nous, qui serions aux deux bouts,
venir courant à eux avec les picques, hallebardes, épées et rondelles...96»
Cette disposition provisoire de la défense ne tarda pas à
être érigé en système fixe, comme nous le
verrons tout à l’heure.
Lorsque les effets de l’artillerie à feu furent bien connus, et
qu’il fut avéré que des murs de maçonnerie de deux à trois mètres
d’épaisseur (qui est l’épaisseur moyenne des courtines antérieures à
l’emploi régulier des bouches à feu) ne pouvaient résister à une
batterie envoyant de trois à cinq cents boulets sur une surface de huit
mètres carrés environ97,
en abaissant le commandement des murs en maçonnerie on employa divers
moyens pour leur donner une plus grande résistance. Dans les
constructions antérieures à l’artillerie à feu, pour résister à la
mine, à la sape et au mouton, déjà on avait pratiqué dans l’épaisseur
des murs des arcs de décharge, masqués par le parement extérieur, qui,
reportant le poids des maçonneries sur des points isolés, maintenaient
les parapets et empêchaient les murs de tomber d’une seule pièce, à
moins que les assiégeants n’eussent précisément sapé les points
d’appuis masqués (58), ce qui ne pouvait être que l’effet du hasard.
Au XVIe siècle on perfectionna ce système; non-seulement
on pratiqua des arcs de décharge dans l’épaisseur des courtines de
maçonnerie, mais on les renforça de contre-forts intérieurs noyés dans
les terrassements et buttant les revêtements au moyen de berceaux
verticaux (59). On eut le soin de ne pas lier ces contre-forts avec la
partie pleine des murailles dans toute leur hauteur, pour éviter que le
revêtement en tombant par l’effet des boulets n’entraînât les
contre-forts avec eux; ces éperons intérieurs pouvaient encore, en
maintenant les terres pilonées entre eux, présenter un obstacle
difficile à renverser. Mais ces moyens étaient dispendieux; ils
supposaient toujours d’ailleurs des murailles formant un escarpement
assez considérable au-dessus du niveau de la contrescarpe du fossé. On
abandonnait difficilement les commandements élevés, car à cette époque
encore, l’escalade était fréquemment tentée par des troupes
assiégeantes, et les attaques de places fortes en font souvent mention.
Outre les moyens indiqués ci-dessus, soit pour mettre les murailles en
état de résister au canon, soit pour présenter un nouvel obstacle à
l’assaillant lorsqu’il était parvenu à les renverser, on remparait
les places, c’est-à-dire, que l’on établissait en dehors des fossés au
sommet de la contrescarpe, ou même comme garde du mur pour amortir le
boulet, ou en dedans, à une certaine distance, des remparts de bois et
de terre, les premiers formant un chemin couvert ou un revêtement de la
muraille et les seconds un boulevard derrière lesquels on plaçait de
l’artillerie, 1° pour gêner les approches et empêcher de brusquer
l’attaque, ou préserver le mur contre les effets du canon, 2° pour
arrêter l’assiégeant lorsque la brèche était praticable. Les premiers
remplaçaient les anciennes lices, et les seconds obligeaient
l’assiégeant à faire un nouveau siége lorsque la muraille d’enceinte
était renversée. Les remparts amortissaient le boulet et résistaient
plus longtemps que les murailles en maçonnerie, ils étaient plus
capables de recevoir et de garantir des pièces en batterie que les
anciens chemins de ronde terrassés. On les construisait de diverses
manières; les plus forts étaient établis au moyen d’un revêtement
extérieur composé de pièces de bois verticales reliées par des croix de
Saint-André, afin d’empêcher l’ouvrage de se disloquer lorsque les
boulets en brisaient quelques parties. Derrière ce parement de
charpente on enlaçait des fascines de menu bois comme un ouvrage de
vannerie, puis on élevait un terrassement composé de clayonnage et de
couches de terres alternées; quelquefois le rempart était formé de deux
rangs de forts pieux plantés verticalement reliés avec des branches
flexibles et des entre-toises appelées clefs posées
horizontalement (60); l’intervalle était rempli de terre grasse bien
pilonée, purgée de cailloux et mélangée de brins de menu bois. Ou bien,
c’étaient des troncs d’arbres couchés horizontalement, reliés entre eux
par des entre-toises entaillées à mi-bois, les intervalles remplis
comme il vient d’être dit (61). On ménageait de distance en distance des
embrasures garnies de portières. Si l’assiégé était pris au dépourvu,
ou s’il ne pouvait se procurer de la terre convenable, il se contentait
d’enlacer entre eux des arbres garnis d’une partie de leurs branchages;
les intervalles étaient bourrés de fascines (62)98.
Ces nouveaux obstacles opposés à l’artillerie de siége firent
employer des boulets creux, des projectiles chargés d’artifice qui,
éclatant au milieu des remparts, y causaient un grand désordre; peu à
peu on dut renoncer aux attaques brusquées et n’approcher des places
ainsi munies qu’à couvert dans des boyaux de tranchée contournés dont
les retours anguleux ou arrondis étaient défilés par des gabions
remplis de terre et posés debout. Ces gros gabions servaient aussi à
masquer les pièces en batterie; l’intervalle entre ces gabions formait
embrasure (63)99.
Lorsque l’assiégé arrivait au moyen des tranchées à établir ses
dernières batteries très-près de la place et que celle-ci était munie
de bons remparts extérieurs et de murailles d’un commandement
considérable, force était de protéger la batterie de brèche contre les
feux rasants et plongeants par des épaulements en terre surmontés de
gabionnades ou de palis fortement reliés et doublés de clayonnages. Ces
ouvrages ne pouvaient s’exécuter que pendant la nuit, ainsi que cela se
pratique encore de nos jours (64)100.
Tout en perfectionnant la défense, en renforçant les murailles par
des remparts de bois et de terre en dehors des fosses, ou contre le
parement extérieur de ces murailles mêmes, on reconnut cependant que
ces moyens, en rendant les effets de l’artillerie à feu moins terribles
et moins prompts, ne faisaient que retarder les assauts de quelques
jours; qu’une place investie voyant promptement des batteries de
brèches se dresser à peu de distance des remparts, se trouvait enserrée
dans ses murs sans pouvoir tenter des sorties ou communiquer avec les
dehors. Conformément à la méthode employée précédemment, les
assaillants dirigeaient encore à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe
toutes leurs forces contre les portes; les vieilles barbacanes en
maçonnerie ou en bois (boulevards) n’étaient plus assez spacieuses ni
assez bien flanquées pour obliger l’assiégeant à faire de grands
travaux d’approches, on les détruisait facilement; et une fois logés
dans ces ouvrages extérieurs, l’ennemi s’y fortifiait, y dressait des
batteries et foudroyait les portes. Ce fut d’abord sur ces points que
l’attention des constructeurs de fortifications se fixa. Dès la fin du
XVe siècle on s’était donc préoccupé avant toute chose de
munir les portes, les têtes de pont, de flanquer ces portes par des
défenses propres à recevoir de l’artillerie, en profitant autant que
possible des anciennes dispositions et les améliorant.
La porte à Mazelle (65), de la ville de Metz101,
avait été renforcée de cette manière; l’ancienne barbacane en A avait
été dérasée et terrassée pour y placer du canon; la courtine B avait
été remparée à l’intérieur et celle C reconstruite de façon à battre la
première porte. Mais ces défenses resserrées, étroites, ne suffisaient
pas, les défenseurs étaient les uns sur les autres; les batteries de
siége, dressées devant ces ouvrages accumulés sur un point, les
détruisaient tous en même temps, et mettaient le désordre parmi les
défenseurs. On se soumit bientôt à la nécessité d’élargir les défenses,
de les porter au dehors, de battre un plus grand espace de terrain.
C’est alors qu’on
éleva en dehors des portes des boulevards pour les mettre à l’abri des effets de l’artillerie (66)102;
quelquefois ces boulevards étaient munis de fausses braies pour placer
des arquebusiers; si l’ennemi, après avoir détruit les merlons des
boulevards et démonté les batteries, venait au fossé, ces arquebusiers
retardaient l’assaut. On donnait déjà une grande étendue aux ouvrages
extérieurs, pour avoir des places d’armes en avant des portes. La
puissance de l’artillerie à feu avait pour résultat d’étendre peu à peu
les fronts, de faire sortir les défenses des anciennes enceintes sur
lesquelles autant par tradition que par un motif d’économie on
cherchait toujours à s’appuyer. Les villes tenaient à leurs vieux murs,
et ne pouvaient tout à coup s’habituer à les regarder comme des
obstacles à peu près nuls; si la nécessité exigeait qu’on les modifiât,
c’était presque toujours par des ouvrages qui avaient un caractère
provisoire. Le nouvel art de la fortification était à peine entrevu, et
chaque ingénieur, par des tâtonnements, cherchait non point à établir
un système général, neuf, mais à préserver les vieilles murailles par
des ouvrages de campagne plutôt que par un ensemble de défenses fixes
combinées avec méthode. Cependant ces tâtonnements devaient
nécessairement conduire à un résultat général; on fit bientôt passer
les fossés devant et derrière les boulevards des portes, ainsi que cela
avait été antérieurement pratiqué pour quelques barbacanes, et à
l’extérieur des ces fossés on établit des remparts en terre formant un
chemin couvert. C’est ainsi que peu à peu on commandait les approches
de l’assiégeant; on sentait le besoin de fortifier les dehors, de
protéger les villes par des ouvrages assez saillants pour empêcher les
batteries de siége de bombarder les habitations et magasins de
l’assiégé; c’était surtout le long des rivières navigables, des ports,
que l’on établissait déjà au XVe siècle des bastilles
reliées par des remparts, afin de mettre les vaisseaux à l’abri des
projectiles. Les villes de Hull dans le Lincolshire, de Lubeck dans le
Holstein, de Libourne, de Bordeaux, de Douai, d’Arras, de Liége, de
Basle, etc.. possédaient des bastilles propres à recevoir du canon.
Nous donnons ici le plan de la ligne des bastilles de Kingston sur Hull
reproduit par M.H. Parker (66 bis)103.
Quant aux bastilles de Lubeck, elles étaient isolées ou reliées à la
terre ferme par des jetées et formaient ainsi des saillants
très-considérables entourés d’eau de toutes parts (66 ter)104. Ces dernières bastilles paraissent avoir été construites en charpentes, clayonnages et terre.
La méthode de défendre les portes par des bastions ou boulevards
circulaires était appliquée en France du temps de Charles VIII.
Machiavel, dans son Traité de l’art de la guerre, I. VII,
s’exprime ainsi: «... Mais... que si nous avons quelque chose de
supportable (en fait d’institutions militaires), nous le devons tout
entier aux ultramontains. Vous savez, et vos amis peuvent se le
rappeler, quel était l'état de faiblesse de nos places fortes avant l’invasion de Charles VIII en Italie, dans l’an 1494.» Et dans son procès-verbal de visite d’inspection des fortifications de Florence,
en 1526, on remarque ce passage: «Nous parvinmes ensuite à la porte de
San-Giorgio «(rive gauche de l’Arno); l’avis du capitaine fut de la
baisser, d’y construire un bastion rond, et de
placer la sortie sur le flanc, comme c’est l’usage.» Voici (67) une vue
cavallière du château de Milan tel qu’il existait au commencement du XVIe siècle105, qui fait comprendre le système de défense et d’attaque des places du temps de François Ier.
On remarque ici le mélange des défenses anciennes et nouvelles, une
confusion incroyable de tours, de réduits isolés par des fossés. En A
l’armée assiégeante a établi des batteries derrière des gabionnades,
protégées par des bastilles B, sortes de redoutes circulaires en terre
tenant lieu des places d’armes modernes, mais commandant les ouvrages
antérieurs des assiégés. En C on voit des boulevards, flanqués par des
tours en avant des portes; en D des courtines non terrassées, mais
couronnés de chemins de ronde; au rez-de-chaussée sont disposées des
batteries couvertes dont les embrasures se voient partout en E, tandis
que les parties supérieures paraissent uniquement réservées aux
arbalétriers, archers ou arquebusiers, et sont munies encore de leurs
machicoulis. En F est un boulevard entourant la partie la plus faible
du château, dont il est séparé par un fossé plein d’eau. Ce boulevard
est appuyé à gauche en G par un ouvrage assez bien flanqué, et à droite
en H par une sorte de réduit ou donjon défendu suivant l’ancien
système. De ces deux ouvrages on communique au corps de la place par
des ponts à bascule. Le château est divisé en trois parties séparées
par des fossés et pouvant s’isoler. En avant de la porte qui se trouve
sur le premier plan en I et le long de la contrescarpe du fossé est
disposé un chemin de ronde avec des traverses pour empêcher
l’assiégeant de prendre le flanc K en écharpe et de le détruire. Mais
il est aisé de comprendre que tous ces ouvrages sont trop petits, ne
présentent pas des flancs assez étendus, qu’ils peuvent être
bouleversés rapidement les uns après les autres, si l’assiégeant
possède une artillerie nombreuse, dont les feux convergents viennent
les battre seulement en changeant la direction du tir. Aussi à cette
époque déjà, pour éviter que ces ouvrages trop rapprochés ne fussent
détruits en même temps par une seule batterie qui pouvait les enfiler
d’assez près, on élevait dans l’intérieur des places, au milieu des
bastions, des terrassements circulaires ou carrés, pour battre les
bastilles terrassées des assiégeants. Cet ouvrage fut fréquemment
employé pendant le XVIe siècle et depuis, et prit le nom de cavalier ou plate-forme;
il devint d’une grande ressource pour la défense des places, soit qu’il
fût permanent soit qu’il fût élevé pendant le siége même, pour
découvrir les boyaux de tranchées, pour prendre en écharpe les
batteries de siége, ou pour dominer une brèche profonde et enfiler les
fossés lorsque les embrasures des flancs des bastions étaient détruites
par le feu de l’ennemi. À l’état permanent, les cavaliers furent
fréquemment élevés pour dominer des passages, des routes, des portes et
surtout des ponts, lorsque ceux-ci, du côté opposé à la ville,
débouchaient au bas d’un escarpement sur lequel l’ennemi pouvait
établir des batteries destinées à protéger une attaque, et empêcher
l’assiégé de se tenir en forces de l’autre côté. Le pont de Marseille
traversant le ravin qui coupait autrefois la route d’Aix était défendu
et enfilé par un gros cavalier placé du côté de la ville (67 bis)106. Si les bastions étaient trop éloignés les uns des autres pour bien flanquer
les courtines, on élevait entre eux et au milieu des courtines des
cavaliers, soit en forme de demi-cercle, soit carrés pour renforcer
leurs fronts; sur les bastions même, il était également d’usage d’en
élever afin d’augmenter leur commandement et de pouvoir placer ainsi
deux étages de batteries. Ces cavaliers présentaient encore cet
avantage de défiler les courtines, les assiégeants ayant conservé, au
commencement du XVIe
siècle, la tradition des bastilles offensives du moyen âge, et
établissant fréquemment leurs batteries de siége sur des terrassements
assez élevés au dessus du sol de la campagne. À défaut de cavaliers,
lorsque l’assiégeant, soit par des terrassements soit par suite de la
disposition des dehors, dressait ses batteries sur un point élevé,
dominant ou rasant les crêtes des défenses de la place, et les prenant
en écharpe ou les enfilant, pouvait détruire les batteries barbettes
des assiégés à une grande distance et sur une grande longueur, on
construisit dès le XVIe
siècle des traverses A (67 ter) en terre, munies parfois de
gabionnades B au moment de l’attaque, pour augmenter leur hauteur.
Mais on ne tarda pas à reconnaître les inconvénients des ouvrages
qui tout en formant des saillants considérables sur les dehors, ne se
reliaient pas à un système général de défense; ils n’étaient pas
flanqués; obligés de se défendre isolément, ils ne présentaient qu’un
point sur lequel venaient converger les feux de l’assiégeant, et ne
pouvaient opposer qu’une défense presque passive aux feux croisés des
batteries de siége. En accumulant les obstacles, ils retardaient les
travaux des ennemis sans pouvoir les détruire; on multiplia donc les
bastions ou les plates-formes, c’est-à-dire qu’au lieu de les dresser
seulement en avant des portes ou, comme à Hull, dans un but spécial, on
en établit de distance en distance pour éloigner les approches et
mettre les anciens fronts fortifiés, que l’on conservait à l’abri des
feux de l’ennemi107.
Dans le procès-verbal dressé par Machiavel, déjà cité, sur les
fortifications de Florence, nous lisons encore ces passages, touchant
l’établissement de bastions ronds en avant des anciens fronts
fortifiés: «...Lorsqu’on a dépassé la route de San-Giorgio d’environ
cent cinquante brasses (environ cent mètres), on rencontre un angle
rentrant que forme le mur en changeant de direction à cet endroit, pour
se diriger vers la droite. L’avis du capitaine fut qu’il serait utile
d’élever sur ce point ou une casemate ou un bastion rond, qui battît
les deux flancs; et vous saurez que ce qu’il entend par là, c’est que
l’on creuse des fossés partout où il se trouve des murs, parce qu’il
est d’avis que les fossés sont la première et la plus forte défense des places.
Après nous être avancés d’environ cent cinquante autres brasses au
delà, jusqu’à un endroit où se trouvent quelques contre-forts, il a été
d’avis que l’on y construisît un autre bastion; et il a pensé que si on
le faisait assez fort, et suffisamment avancé, il pourrait rendre
inutile la construction du bastion de l’angle rentrant, dont il a été
question précédemment.
Au delà de point, on trouve une tour, dont il
a été d’avis d’augmenter l’étendue et de diminuer la hauteur, en la
disposant de manière qu’on puisse manœuvrer sur son sommet des pièces
de grosse artillerie; il pense qu’il serait utile d’en faire autant à
toutes les autres tours qui existent; il ajoute que plus elles sont
rapprochées l’une de l’autre, plus elles ajoutent à la force d’une
place, non pas tant parce qu’elles frappent l’ennemi en flanc, que
parce qu’elles l’atteignent de front...»
Presque toujours ces boulevards ou bastions (car nous pouvons dorénavant leur donner ce nom108)
n’étaient que des ouvrages en terre avec un revêtement de bois ou de
maçonnerie, ne dépassant guère la crête de la contrescarpe du fossé.
Lorsque pendant la première moitié du XVIe siècle on
remplaça les anciennes courtines et tours en maçonnerie par des
défenses nouvelles, tout en leur conservant un commandement élevé sur
la campagne, et donnant aux tours un grand diamètre, à leurs
maçonneries une très-forte épaisseur (ainsi que nous l’avons fait voir
dans les fig. 49, 50 et 51) et aux bastions une forte saillie sur les
courtines, on se préoccupa: 1° de protéger leur partie antérieure
contre les feux convergents des batteries ennemies; à cet effet, on
établit autour des bastions circulaires et à leur base des fausses
braies masquées par la contrescarpe du fossé, et pour rendre celles-ci
plus fortes on les flanqua quelquefois. C’était là déjà un grand
progrès, car les bastions circulaires, comme les tours rondes, étaient
faibles si on les prenait de face, ils n’opposaient aux feux
convergents d’une batterie de brèche qu’une ou deux pièces de canon.
Voici un exemple de ces fausses braies flanquées (68)109.
Lorsque l’assiégeant avait détruit la batterie établie en A, qu’il
avait terminé ses travaux d’approches, et qu’il débouchait à la crête
du glacis en B, il lui fallait culbuter les défenseurs du chemin
couvert protégés par un talus et une palissade; s’il parvenait à gagner
le fossé, il était reçu par les feux rasants et croisés de deux pièces
placées dans les flancs de la fausse braie en C, et par la mousqueterie
des défenseurs de cet ouvrage inférieur préservé jusqu’au moment de
l’assaut par la contrescarpe du fossé. Combler le fossé sous le feu
croisé de ces deux pièces était une opération fort périlleuse; il
fallait alors détruire la fausse braie et ses flancs C par du canon. Si
on voulait tourner les flancs et prendre la fausse braie en D, par
escalade, on était reçu par les pièces masquées du second flanc E.
Enfin, ces obstacles franchis et le bastion emporté, l’assaillant
trouvait encore les vieilles défenses F conservées et surélevées, dont
les parties inférieures masquées par l’élévation du bastion pouvaient
être munies d’artillerie ou d’arquebusiers. 2° De masquer l’artillerie
destinée à battre les courtines lorsque celles-ci étaient détruites et
que l’assiégeant tentait le passage
du fossé pour s’emparer de la brèche. Afin d’obtenir ce résultat, les ingénieurs du XVIe
siècle donnèrent, ainsi que nous l’avons vu déjà, une forte saillie aux
bastions ronds sur les courtines, de manière à former un rentrant dans
lequel on ménageait des embrasures de canon (69)110.
Mais l’espace manquait dans les gorges A (69 bis) pour le service de
l’artillerie; leur étroitesse les rendait difficiles à défendre lorsque
l’ennemi, après s’être emparé du bastion, cherchait à pénétrer plus
avant. Nous avons vu comme avant l’invention des bouches à feu il était
difficile d’opposer à une colonne d’assaut étroite mais profonde, se
précipitant sur les chemins de ronde, un front de défenseurs assez
épais pour rejeter les assaillants au dehors (fig. 16); l’artillerie à
feu
ouvrant dans les bastions ou courtines de larges brèches praticables,
par suite de l’éboulement des terres, les colonnes d’assaut pouvaient
dès lors être non-seulement profondes, mais aussi présenter un grand
front; il fallait donc leur opposer un front de défenseurs d’une
étendue au moins égale pour qu’il ne risquât pas d’être débordé; les
gorges étroites des bastions circulaires primitifs, même bien remparées
à l’intérieur, étaient facilement prises par des colonnes d’assaut dont
la force d’impulsion est d’une grande puissance. On s’aperçut bientôt
des inconvénients graves attachés aux gorges étroites, et au lieu de
conserver pour les bastions la forme circulaire, on leur donna (70) une
face B et deux cylindres C qu’on désigna sous le noms d'orillons111. Ces bastions enfilaient les fossés au moyen des pièces
masquées derrière les orillons, mais ne se défendaient que sur la face,
ne résistaient pas à des feux obliques et surtout ne se protégeaient
pas les uns les autres; en effet (71) leurs feux ne pouvaient causer
aucun dommage à une batterie de brèche dressée en A qui ne se trouvait
battue que par la courtine. On était encore tellement préoccupé de la
défense rapprochée et de donner à chaque partie de la fortification une
force qui lui fût propre (et c’était un reste de l’architecture
militaire féodale du moyen âge, où chaque ouvrage, comme nous l’avons
démontré, se défendait par lui-même et s’isolait) que l’on regardait
comme nécessaire les fronts droits C D qui devaient détruire les
batteries placées en B, réservant seulement les feux E enfilant le
fossé pour le moment où l’ennemi tentait de passer le fossé et de
livrer l’assaut par une brèche faite en G. Ce dernier vestige des
traditions du moyen âge ne tarda pas à s’effacer, et dès le milieu du
XVIe
siècle on adopta généralement une forme de bastions qui donna à la
fortification des places une force égale à l’attaque, jusqu’au moment
où l’artillerie de siége acquit une puissance irrésistible.
Il semblerait que les ingénieurs italiens qui à la fin du XVe
siècle étaient si peu avancés dans l’art de la fortification, ainsi que
le témoigne Machiavel, eussent acquis une certaine supériorité sur nous
à la suite des guerres des dernières années de ce siècle et du
commencement du XVIe. De 1525 à 1530 San Michele fortifia
une partie de la ville de Vérone, et déjà il avait donné à ses bastions
une forme qui ne fut guère adoptée en France que vers le milieu du XVIe siècle112.
Quoi qu’il en soit, renonçant aux bastions plats, les
ingénieurs français de la seconde moitié du XVIe siècle les
construisirent avec deux faces formant un angle obtus A (72), ou
formant un angle droit ou aigu B, afin de battre les abords des places
par des feux croisés, en réservant des batteries casematées en C,
quelquefois même à deux étages, et garanties des feux de l’assiégeant
par les orillons, pour pouvoir prendre une colonne d’assaut en flanc et
presque en revers, lorsque celle-ci s’élançait sur la brèche. Dans la
figure que nous donnons ici (72 bis), où se trouve représentée cette
action, on reconnaîtra l’utilité des flancs masqués par des orillons:
une des faces du bastion A a été détruite pour permettre
l’établissement de la batterie de brèche en B; mais les pièces qui
garnissent le flanc couvert de ce bastion restent encore intactes et
peuvent jeter un grand désordre parmi les troupes envoyées à l’assaut,
au moment du passage du fossé, si au sommet de la brèche la colonne
d’attaque est arrêtée par un rempart intérieur C élevé en arrière de la
courtine, d’une épaule de bastion à l’autre, et si ce rempart est
flanqué de pièces d’artillerie. Nous avons figuré également le bastion
remparé à la gorge, les assiégés prévoyant qu’ils ne pourront le
défendre longtemps. Au lieu de remparer les gorges des bastions à la
hâte, et souvent avec des moyens insuffisants, on prit le parti dès la
fin du XVIe siècle, dans certains cas, de les remparer d’une manière permanente (72 bis’)113, ou d’isoler les
bastions en creusant un fossé derrière la gorge, et de ne les mettre en
communication avec le corps de la place que par des ponts volants ou
des passages très-resserrés et pouvant être facilement barricadés (72
bis")114;
on évitait ainsi que la prise d’un bastion
n’entraînât immédiatement la reddition du
corps de la place.
Si ingénieux que fussent ces expédients pour défendre les parties
saillantes des fortifications, on ne tarda pas à reconnaître qu’ils
avaient l’inconvénient de diviser les ouvrages, d’ôter les moyens
d’accéder facilement et rapidement, du dedans de la ville, à tous les
points extérieurs de la défense, tant il est vrai que les formules les
plus simples sont celles qu’on adopte en dernier lieu. On laissa donc
les bastions ouverts à la gorge, mais on établit entre eux, et en avant
des courtines, des ouvrages isolés qui devinrent d’une grande utilité
pour la défense, et qui furent souvent employés pour empêcher les
approches devant des fronts faibles ou de vieilles murailles; on leur
donna le nom de ravelins ou de demi-lunes lorsque ces ouvrages ne présentaient que la forme d’un petit bastion, et de tenailles
si deux de ces ouvrages étaient réunis par un front (72 ter). A est un
ravelin et B une tenaille. Ces ouvrages étaient déjà en usage à la fin
du XVIe siècle pendant les guerres de religion; leur peu
d’élévation les rendait difficiles à détruire, en même temps que leurs
feux rasants produisaient un grand effet.
C’est aussi pendant le cours du XVIe siècle que l’on
donna un talus prononcé aux revêtements des bastions et courtines, afin
de neutraliser l’effet des boulets, car ceux-ci avaient naturellement
moins de prise sur les parements, lorsqu’ils ne les frappaient pas à
angle droit. Avant l’invention des bouches à feu, le talus n’existait
qu’au pied des revêtements pour éloigner un peu l’assaillant et le
placer verticalement sous les machicoulis des hourds; et l’on tenait au
contraire à maintenir les parements verticaux pour rendre les escalades
plus difficiles.
À partir du moment où les bastions accusèrent une forme nouvelle, le
système de l’attaque comme celui de la défense changea complètement.
Les approches durent être savamment combinées, car les feux croisés des
faces des bastions enfilaient les tranchées et prenaient les batteries
de siège en écharpe. On dut commencer les boyaux de tranchée à une
grande distance des places, établir des premières batteries éloignées
pour détruire les parapets des bastions dont les feux pouvaient
bouleverser les travaux des pionniers, puis arriver peu à peu à couvert
jusqu’au revers du fossé en se protégeant par des places d’armes pour
garder les batteries et les tranchées contre les sorties de nuit des
assiégés, et établir là sa dernière batterie pour faire la brèche. Il
va sans dire que même avant l’époque où l’art de la fortification fut
soumis à des formules régulières, avant les Errard de Bar-le-Duc, les
Antoine Deville, les Pagan, les Vauban, les ingénieurs avaient dû
abandonner les dernières traditions du moyen âge. Mais partant de cette
règle que ce qui défend doit être défendu, on multipliait les
obstacles, les commandements, les réduits à l’infini, et on encombrait
les défenses de tant de détails, on cherchait si bien à les isoler,
qu’en cas de siège la plupart devenaient inutiles, nuisibles même, et
que des garnisons, sachant toujours trouver une seconde défense après
que la première était détruite, une troisième après la seconde, les
défendaient mollement les unes après les autres, se fiant toujours à la
dernière pour résister. Machiavel, avec le sens pratique qui le
caractérise, avait déjà de son temps prévu les dangers de ces
complications dans la construction des ouvrages de défense, car dans
son Traité de l’art de la guerre, liv. VII, il dit: «Et ici je
dois donner un avis: 1° à ceux qui sont chargés de défendre une ville,
c’est de ne jamais élever de bastions détachés des murs; 2° à ceux qui
construisent une forteresse, c’est de ne pas établir dans son enceinte
des fortifications qui servent de retraite aux troupes qui ont été
repoussées des premiers retranchements. Voici le motif de mon premier
avis: c’est qu’il faut toujours éviter de débuter par un mauvais
succès, car alors vous inspirez de la défiance pour toutes vos autres
dispositions, et vous remplissez de crainte tous ceux qui ont embrassé
votre parti. Vous ne pourrez vous garantir de ce malheur en établissant
des bastions hors des murailles. Comme ils seront constamment exposés à
la fureur de l’artillerie, et qu’aujourd’hui de semblables
fortifications ne peuvent longtemps se défendre, vous finirez par les
perdre, et vous aurez ainsi préparé la cause de votre ruine. Lorsque
les Génois se révoltèrent contre le roi de France Louis XII, ils
bâtirent ainsi quelques bastions sur les collines qui les environnent;
et la prise de ces bastions qui furent emportés en quelques jours
entraîna la perte de la ville même. Quant à ma seconde proposition, je
soutiens qu’il n’y a pas de plus grand danger pour une forteresse que
d’avoir des arrière-fortifications, où les troupes puissent se retirer
en cas d’échec; car lorsque le soldat sait qu’il a une retraite assurée
quand il aura abandonné le premier poste, il l’abandonne en effet, et
fait perdre ainsi la forteresse entière. Nous en avons un exemple bien
récent par la prise de la forteresse de Forli, défendue par la comtesse
Catherine, contre César Borgia, fils du pape Alexandre VI, qui était
venu l’attaquer avec l’armée du roi de France. Cette place était pleine
de fortifications où l’on pouvait successivement trouver une retraite.
Il y avait d’abord la citadelle séparée de la forteresse par un fossé
qu’on passait sur un pont-levis, et cette forteresse était divisée en
trois quartiers séparés les uns des autres par des «fossés remplis
d’eau et des ponts-levis. Borgia, ayant battu un de ces quartiers avec
son artillerie, fit une brèche à la muraille que ne songea point à
défendre M. de Casal, commandant de Forli. Il crut pouvoir abandonner
cette brèche pour se retirer dans les autres quartiers. Mais Borgia une
fois maître de cette partie de la forteresse, le fut bientôt de la
forteresse tout entière, parce qu’il s’empara des ponts qui séparaient
les différents quartiers. Ainsi fut prise cette place qu’on avait cru
jusqu’alors inexpugnable, et qui dut sa perte à deux fautes principales
de l’ingénieur qui l’avait construite: 1° Il y avait trop multiplié les
défenses; 2° il n’avait pas laissé chaque quartier maître de ses
ponts...115»
L’artillerie avait aussi bien changé les conditions
morales de la défense que les conditions matérielles;
autant au XIIIe
siècle il était bon de multiplier les obstacles, de bâtir réduit sur
réduit, de morceler les défenses, parce qu’il fallait attaquer et
défendre pied à pied, en venir à se prendre corps à corps, autant il
était dangereux, en face des puissants moyens de destruction de
l’artillerie à feu, de couper les communications, d’encombrer les
défenses, car le canon bouleversait ces ouvrages compliqués, les
rendait inutiles, et en couvrant les défenseurs de leurs débris, les
démoralisait et leur ôtait les moyens de résister avec ensemble.
Déjà dans la fortification antérieure à l’emploi des bouches à feu
on avait reconnu que l’extrême division des défenses rendait le
commandement difficile pour un gouverneur de place, et même pour le
capitaine d’un poste; dans les défenses isolées, telles que les tours,
ou donjons ou portes, on avait senti la nécessité, dès les XIe et XIIe
siècles, de pratiquer dans les murs ou à travers les voûtes des
conduits ou des trappes, sortes de porte-voix qui permettaient au chef
du poste placé au point d’où l’on pouvait le mieux découvrir les
dehors, de donner des ordres à chaque étage. Mais lorsque le fracas de
l’artillerie vint s’ajouter à ses effets matériels, on comprendra
combien ces moyens de communication étaient insuffisants; le canon
devait donc faire adopter dans la construction des fortifications de
larges dispositions, et obliger les armées assiégeantes et assiégées à
renoncer à la guerre de détails.
La méthode qui consistait à fortifier les places en dehors des vieux
murs avait des inconvénients: l’assiégeant battait à la fois les deux
défenses, la seconde surmontant la première; il détruisait ainsi les
deux obstacles, ou au moins bouleversant le premier, écrêtait le
second, réduisait ses merlons en poussière, démontait à la fois les
batteries inférieures et supérieures (voir la fig. 64). S’il s’emparait
des défenses antérieures, il pouvait être arrêté quelque temps par
l’escarpement de la vieille muraille; mais celle-ci, étant privée de
ses batteries barbettes, ne présentait plus qu’une défense passive que
l’on faisait sauter sans danger et sans être obligé de se couvrir.
Machiavel recommandait-il aussi, de son temps déjà, d’élever en arrière
des vieux murs des villes des remparts fixes avec fossé. Laissant donc
subsister les vieilles murailles comme premier obstacle pour résister à
un coup de main, ou pour arrêter l’ennemi quelque temps, renonçant aux
boulevards extérieurs et ouvrages saillants qui se trouvaient exposés
aux feux convergents des batteries de siége, et étaient promptement
bouleversés, on établit quelquefois en arrière des anciens fronts qui,
par leur faiblesse, devaient être choisis par l’ennemi comme point
d’attaque, des remparts bastionnés, formant un ouvrage à demeure,
analogue à l’ouvrage provisoire que nous avons représenté dans la fig.
57. C’est d’après ce principe qu’une partie de la ville de Metz avait
été fortifiée, vers la fin du XVIe siècle, du côté de la porte Sainte-Barbe (73)116,
après la levée du siége mis par l’armée impériale. Ici les anciens murs
A avec leurs lices étaient laissés tels quels; des batteries barbettes
étaient seulement établies dans les anciennes lices B. L’ennemi faisant
une brèche dans le front C D qui se trouvait être le plus faible
puisqu’il n’était pas flanqué, traversant le fossé et arrivant dans la
place d’armes E, était battu par les deux demi-bastions F G, et exposé
à des feux de face et croisés. Du dehors, ce rempart, étant plus bas
que la vieille muraille, se trouvait masqué, intact; ses flancs à
orillons présentaient une batterie couverte et découverte enfilant le
fossé.
Le mérite des ingénieurs du XVIIe siècle et de Vauban
surtout, ç’a été de disposer les défenses de façon à faire converger
sur le premier point attaqué et détruit par l’ennemi les feux d’un
grand nombre de pièces d’artillerie, de changer ainsi au moment de
l’assaut les conditions des armées assiégeantes et assiégées, de
simplifier l’art de la fortification, de laisser de côté une foule
d’ouvrages de détails fort ingénieux sur le papier, mais qui ne sont
que gênants au moment d’un siége et coûtent fort cher. C’est ainsi que
peu à peu on donna une plus grande superficie aux bastions, qu’on
supprima les orillons d’un petit diamètre qui, détruits par
l’artillerie des assiégeants, encombraient de leurs débris les
batteries destinées à enfiler le fossé au moment de l’assaut, qu’on
apporta la plus grande attention aux profils comme étant un des plus
puissants moyens de retarder les travaux d’approches, qu’on donna une
largeur considérable aux fossés en avant des fausses braies, qu’on
remplaça les revêtements de pierre pour les parapets, par des talus en
terre gazonnée, qu’on masqua les portes en les défendant par des
ouvrages avancés et en les flanquant, au lieu de faire résider leur
force dans leur propre construction.
Un nouveau moyen de destruction rapide des remparts était appliqué au commencement du XVIe
siècle: après avoir miné le dessous des revêtements des défenses comme
on le faisait de temps immémorial, au lieu de les étançonner par des
potelets auxquels on mettait le feu, on établissait des fourneaux
chargés de poudre à canon, et on faisait sauter ainsi des portions
considérables des terrassements et revêtements. Ce terrible expédient
déjà pratiqué dans les guerres d’Italie, outre qu’il ouvrait de larges
brèches aux assaillants, avait pour effet de démoraliser les garnisons.
Cependant on avisa bientôt au moyen de prévenir ces travaux des
assiégeants; dans les places où les fossés étaient secs on pratiqua
derrière les revêtements des remparts des galeries voûtées, qui
permettaient aux défenseurs de s’opposer aux placements des fourneaux
de mine (73 bis)117,
ou de distance en distance on creusa des puits permanents dans le
terre-plein des bastions, pour de là pousser des rameaux de contre-mine
au moment du siége, et lorsque l’on était parvenu à reconnaître la
direction des galeries des mineurs ennemis, direction qui était
indiquée par une observation attentive, au fond de ces puits, du bruit
causé par la sape. Quelquefois, encore des galeries de contre-mine
furent pratiquées sous le chemin couvert ou sous le glacis, mais il ne
paraît guère que ce dernier moyen ait été appliqué d’une manière
régulière avant l’adoption du système de la fortification moderne.
Ce ne fut que peu à peu et à la suite de nombreux tâtonnements qu’on
put arriver à des formules dans la construction des ouvrages de
défenses. Pendant le cours du XVIe siècle on trouve à peu
près en germes les divers systèmes adoptés depuis, mais la méthode
générale fait défaut; l’unité du pouvoir monarchique pouvait seule
conduire à des résultats définitifs: aussi est-il curieux d’observer
comme l’art de la fortification appliqué à l’artillerie à feu suit pas
à pas les progrès de la prépondérance royale sur le pouvoir féodal. Ce
n’est qu’au commencement du XVIIe siècle, après les guerres
religieuses sous Henri IV et Louis XIII, que les travaux de
fortification des places sont tracés d’après des lois fixes, basées sur
une longue observation; qu’ils abandonnent définitivement les derniers
restes des anciennes traditions pour adopter des formules établies sur
des calculs nouveaux. Dès lors les ingénieurs ne cessèrent de chercher
la solution de ce problème: Voir l’assiégeant sans être vu, en se
ménageant des feux croisés et défilés. Cette solution exacte rendrait
une place parfaite et imprenable; elle est, nous le croyons du moins,
encore à trouver. Nous ne pourrions, sans entrer dans de longs détails
qui sortiraient de notre sujet, décrire les tentatives qui furent
faites depuis le commencement du XVIIe siècle pour conduire
l’art de la fortification au point où l’a laissé Vauban. Nous donnerons
seulement, pour faire entrevoir les nouveaux principes sur lesquels les
ingénieurs modernes allaient établir leurs systèmes, la première figure
du Traité du chevalier De Ville118.
«L’exagône, dit cet auteur, est la première figure qu’on peut
fortifier, le bastion demeurant angle droit; c’est pourquoi nous
commencerons par celle-là, de laquelle ayant donné la méthode, on s’en
servira en même façon pour toutes les autres figures régulières... (74).
On construira premièrement une figure régulière, c’est-à-dire, ayant
les costez et les angles égaux; d’autant de costés qu’on voudra que la
figure ait des bastions... Dans cette figure nous avons mis la moitié
d’un exagône, auquel ayant montré comme il faut faire un bastion, on
fera de même sur tous les autres angles. Soit l’angle R H L de
l’exagône sur lequel il faut faire un bastion. On divisera un des côtés
H L en trois parties égales, et chacune d’elles en deux, qui soient H F
et H Q de l’autre..., qui seront les demi-gorges des bastions; et sur
les points F et Q soient élevés perpendiculairement les flancs F E, Q M
égaux aux demi-gorges; d’une extrémité de flanc à l’autre soit mené E
M, soit prolongé le demi-diamètre S H..., et soit fait I A égal à I E;
après soit mené A E, A M qui feront le bastion Q M A E F rectangle, et
prendra autant de défense de la courtine qui se peut, laquelle on
cognoîtra où elle commence si on prolonge les faces A E, A M, jusqu’à
ce qu’elles rencontrent icelle courtine en B et en K, la ligne de
défense sera A C...
On remarquera que cette méthode ne peut servir aux places de moins
de six bastions, parce que les flancs et les gorges demeurant de juste
grandeur, le bastion vient angle aigu. Quant aux autres parties on fera
la largeur du fossé ou contre-escarpe V X, X Z parallèle à la face du
bastion, à la largeur distante d’icelle autant que le flanc est long...»
De Ville admet les orillons ou épaules aux flancs des bastions, mais
il préfère les orillons rectangulaires aux circulaires. Il joint au
plan (74) le profil de la fortification (74 bis).
«Soit menée à plaisir, ajoute de Ville, la ligne C V, et sur icelle
soit pris C D, cinq pas, sur le point D, soit eslevée la
perpendiculaire D F, égale à C D, et soit tiré C F, qui sera la montée
du rempart: du point F, soit mené F G, de quinze pas, parallèle à C V,
et sur le point G soit eslevé G H d’un pas, et soit mené F H, qui sera
le plan du rempart avec sa pente vers la place. H I sera fait de quatre
pieds, et G L sera de cinq pas l’époisseur du parapet, K L sera tracé
verticalement, mais K doit estre deux pas plus haussé que la ligne C V;
après sera mené K N, le talus du parapet, N Y le chemin des rondes sera
d’environ deux pas, et M moins de demi pas d’epesseur dont sa hauteur M
Y sera de sept ou huit pieds; par après M P soit menée perpendiculaire
sur C V, de façon qu’elle soit de cinq pas au-dessous de O;
c’est-à-dire au-dessous du niveau de la campagne, qui est la profondeur
du fossé. P Q est le talus de la muraille qui doit estre d’un pas et
demi, et O sera le cordon un peu plus haut que l’esplanade: la largeur
du fossé Q R aux grandes places sera de vingt-six pas, aux autres vingt
et un pas; R S soit de deux pas et demi, le talus de la contrescarpe,
sa hauteur S T cinq pas; le corridor (chemin couvert) T V qui sera sur
la ligne C V aura de largeur cinq à six pas, l’esplanade (le glacis)
sera haute par-dessus le corridor d’un pas et demi V X, et laquelle
s’ira perdant à quinze ou vingt pas en la campagne... et sera fait le
profil: desquels il y en a de diverses sortes...; les pas s’entendent
de cinq pieds de roy...»
De Ville recommande les fausses braies en avant du rempart comme
donnant beaucoup de force aux places, en ce qu’étant masquées par le
profil du chemin couvert, elles retardent l’établissement des batteries
de brèche et battent le débouchement des boyaux de tranchée dans le
fossé: il les fait en terre (75) et ainsi que l’indique le profil, en A.
Il en était alors de la fortification comme de toutes les autres
branches de l’art de l’architecture: on se passionnait pour les
formules, chaque ingénieur apportait son système; et si nous avons
parlé du chevalier de Ville c’est que ses méthodes sont pratiques, et
résultent de l’expérience. Mais Vauban reconnut que les bastions
construits par les ingénieurs qui l’avaient précédé étaient trop
petits, leurs flancs trop courts et faibles, les demi-gorges trop
étroites, les fossés mal alignés, et les chemins couverts d’une trop
faible largeur, les places d’armes petites, et les ouvrages extérieurs
insuffisants. C’est à lui et à M. de Coeborn que l’on dut des systèmes
de fortification bien supérieurs à ceux qui les ont précédés.
Toutefois, de l’aveu même de ces deux hommes célèbres, et malgré leurs
efforts, l’attaque resta supérieure à la défense.
)
Du Guesclin n’employait pas ces tours mobiles, ces moyens lents,
dispendieux et difficiles d’attaque; il ne se servait guère que des
engins offensifs; il employait la mine, la sape, et c’était toujours
avec cette activité, cette promptitude, cette abondance de ressources
et ce soin dans les menus détails, qui caractérisent les grands
capitaines.
Il investit le donjon de Meulan :
«Li chastelains estoit en sa tour demourant:
Si fort estoit la tour qui n’aloit rien doubtant.
Bien pourvéu furent en a ou tamps de devant,
De pain, de char salée et de bon vin friant
Pour vivre .XV. mois ou plus en .I. tenant.
. . . . . . . . . . . . . .
Bertran en est alez au chastelain parler,
Et li requist la tour, qui li veille livrer,
Et qui la rende au duc, qui tant fait à loer.
«Tout sauvement, dit-il, je vous lerai aler.»
Et dist li chastelains: «Foi que doi S. Omer!
Ainçois qu’en ceste tour vous puissiez hosteler,
Vous conviendra, je croi à prendre à haut voler.
. . . . . . . . . . . .
Bertran du Guesclin fist fort la tour assaillir;
Mais asaut ne les fist de rien nulle esbahir:
Bien furent pourvéu pour longuement tenir.
Adonc fist une mine et les mineurs fouir,
Et les faisoit garder, c’on ne les puit honnir;
Et les mineurs pensèrent de la mine fornir,
La terre font porter et la mine tenir,
Si que cil de la tour ne les purent véir.
Tant minèrent adonc, ce sachiez sans faillir,
Que par-desoubz les murs pueent bien avenir.
Dessouz le fondement font la terre ravir,
Alors eschanteillons (étançons) la tirent soustenir,
Grans, baux, fors et pesans y ont fait establir.
Dont vinrent li mineur sans point de l’alentir,
Et dirent à Bertran: «Quand vous arez desir,
Sire, nous vous ferons ceste tour-ci chéir.»
--«Or tost, ce dit Bertran, il me vient à plaisir;
Car puisque cil dedens ne veulent obéir,
Il est de raison c’on les face morir.»
Li mineur ont bouté à force et à bandon
Le feu dedens la mine, à lors division.
Li bois fu très-bien oint de graisse de bacon:
En l’eure qu’il fut ars, si con dit la chançon,
Chéi la haute tour liinsi qu’à .I. coron.
. . . . . . . . . . . . »
(Chronique de Bertrand du Guesclin. vers 3956 et suiv.)