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s. f. Baie servant d'issue, au niveau d'un sol. Toute porte se
compose de deux jambages, d'un linteau ou d'un cintre. Les jambages
possèdent un tableau et une feuillure destinée à recevoir les vantaux.
Nous diviserons cet article en portes fortifiées de villes et châteaux;
en portes de donjons et tours; en poternes; en portes d'abbayes; en
portes d'églises, extérieures et intérieures; en portes de palais et
maisons, extérieures et intérieures.
[modifier] PORTES FORTIFIÉES tenant aux enceintes de villes, châteaux, manoirs.
Il existe encore en France quelques portes
romaines et gallo-romaines qui présentent les caractères d'une issue
percée dans une enceinte et protégée par des défenses. Telles sont les
portes de Nîmes, d'Arles, de Langres, d'Autun: les premières antérieures à l'établissement du christianisme; celles d'Autun datant du IVe ou Ve
siècle. Ces portes sont toutes dressées à peu près sur un même plan.
Elles consistent en deux issues, l'une pour l'entrée, l'autre pour la
sortie des chariots, et en deux passages pour les piétons; elles sont
flanquées extérieurement de deux tours semi-circulaires formant une
saillie prononcée. Les portes d'Arroux et de Saint-André, à Autun,
sont surmontées, au-dessus des deux arcs donnant passage à travers
l'enceinte, d'un chemin de ronde à claire-voie, qui pouvait servir au
besoin de défense. Les baies, s'ouvrant sur la voie publique, n'étaient
fermées que par des vantaux de menuiserie, sans herses ni ponts mobiles1.
La porte de Saint-André, à Autun, est l'une des plus complètes de toutes celles que nous possédons en France, et se rapproche de l'époque du moyen âge2.
Elle est d'ailleurs entièrement tracée sur le modèle antique, et
possède deux voies A (fig. 1), deux issues pour les piétons B, deux
tours C, servant de postes militaires, avec leurs deux escaliers D
montant aux étages supérieurs3.
On retrouve encore sur la voie en A des fragments nombreux de ce pavé
romain en gros blocs irréguliers. Au droit des deux poternes B étaient
établis des trottoirs, et en E était creusé un large fossé dont on
aperçoit encore le profil. La voie formait une chaussée qui s'étendait
extérieurement assez loin dans la vallée, comme pour mettre en évidence
les arrivants. L'ouvrage principal (fig. 2) est construit en gros blocs
de grès posés jointifs, sans mortier, suivant la méthode romaine. On
voit, dans notre figure 2, le chemin de ronde supérieur percé d'arcades
d'outre en outre et communiquant avec le premier étage des tours et le
chemin de ronde des courtines. Ces tours possédaient encore au-dessus
deux autres étages, réservés à la défense, l'un couvert par une voûte,
et le dernier à ciel ouvert. On y arrivait par les escaliers à double
rampe indiqués sur le plan.
Nous nous sommes souvent demandé, en voyant les portes des villes de Pompéi, de Nîmes, d'Autun,
de Trèves, toutes si bien disposées pour l'entrée des chariots et des
piétons, pourquoi, depuis qu'on a prétendu revenir aux formes de
l'antiquité grecque et romaine, on n'avait jamais adopté ce parti si
naturel des issues jumelles? La réponse à cette question, c'est que
l'on s'est fait une sorte d'antiquité de convention, lorsqu'on a
prétendu en prescrire l'imitation. Placer un pilier dans le milieu
d'une voie paraîtrait, aux yeux des personnes qui ont ainsi faussé
l'esprit de l'antiquité, se permettre une énormité. Beaucoup d'honnêtes
gens considèrent les portes Saint-Denis et Saint-Martin à Paris, si peu
faites pour le passage des charrois, comme étant ce qu'on est convenu
d'appeler une heureuse inspiration d'après les données de l'antiquité.
Mais pour l'honneur de l'art antique, jamais les Romains, ni les Grecs
byzantins, ni les Gallo-romains, n'ont élevé des portes de ville aussi
mal disposées. Leurs portes sont larges, doubles, et n'ont jamais, sous
clef, une hauteur supérieure à celle d'un chariot très-chargé. Elles
sont accompagnées de poternes, ou portes plus petites pour les piétons,
profondes; c'est-à-dire formant un passage assez long, plus long que
celui des baies charretières, afin de permettre au besoin un
stationnement nécessaire. Quelquefois même ces
poternes sont accompagnées de bancs et d'arcades donnant sur le passage
des chariots. Telle est, par exemple, la disposition de la porte dite
d'Auguste, à Nîmes.
Les tours et remparts touchant à la porte de Saint-André d'Autun
sont construits en blocages revêtus extérieurement et intérieurement
d'un parement de petits moellons cubiques, suivant la méthode
gallo-romaine. Bien que les détails de cette porte soient médiocrement
tracés et exécutés, l'ensemble de cette construction, ses proportions,
produisent l'effet le plus heureux.
Mais on conçoit que ces portes n'étaient pas
suffisamment couvertes, fermées et défendues pour résister à une
attaque régulière. Il est vrai, qu'en temps de siège, on établissait,
en avant de ces entrées, des ouvrages de terre et bois, sortes de
barbacanes qui protégeaient ces larges issues. Ces ouvrages de terre,
avec fossés et palissades, s'étendaient même parfois très-loin dans la
campagne, formaient un vaste triangle dont le rempart de la ville était
la base et dont le sommet était protégé par une tour ou poste en
maçonnerie. À Autun
même, on voit encore, de l'autre côté de la rivière d'Arroux, un de ces
grands ouvrages triangulaires de terre, dont les deux côtés
aboutissaient à deux ponts et dont le sommet était protégé par un gros
ouvrage carré en maçonnerie, connu aujourd'hui sous le nom de temple de Janus,
et qui n'était en réalité qu'un poste important tenant l'angle saillant
d'une tête de pont. Ce qui reste de cette tour carrée fait assez voir
qu'elle était dépourvue de portes au niveau du rez-de-chaussée, et
qu'on ne pouvait y entrer que par une ouverture pratiquée au premier
étage et au moyen d'une échelle ou d'un escalier de bois mobile.
Quand le sol gallo-romain fut envahi par les
hordes venues du nord-est, beaucoup de villes ouvertes furent
fortifiées à la hâte. On détruisit les grands monuments, les temples,
les arènes, les théâtres, pour faire des remparts percés de portes
flanquées de tours. On voit encore à Vesone (Périgueux), près de
l'ancienne cathédrale du Xe siècle, une de ces portes. Il n'y a pas longtemps qu'il en existait encore à Sens, à Bourges,
et dans la plupart des villes de l'est et du sud-est du sol gaulois.
Beaucoup de ces ouvrages furent même construits en bois, comme à Paris,
par exemple.
Quand plus tard les Normands se jetèrent sur les
pays placés sous la domination des Carlovingiens, les villes durent de
nouveau établir à la hâte des défenses extérieures, afin de résister
aux envahisseurs. Ces ouvrages ne devaient pas avoir une grande
importance, car il ne paraît pas qu'ils aient opposé des obstacles bien
sérieux aux assaillants; les récits contemporains les présentent aussi
généralement comme ayant été élevés en bois; et d'ailleurs l'art de la
défense des places n'avait pas eu l'occasion de se développer sous les
premiers Carlovingiens.
Ce n'est qu'avec l'établissement régulier du régime féodal que cet
art s'élève assez rapidement au point où nous le voyons arrivé pendant
le XIIe siècle. Les restes des portes d'enceintes de villes
ou de châteaux antérieures à cette époque, toujours modifiées
postérieurement, indiquent cependant déjà des dispositions défensives
bien entendues. Ces portes consistent alors en des ouvertures cintrées
permettant exactement à un char de passer: c'est dire qu'elles ont à
peine 3 mètres d'ouverture sur 3 à 4 mètres de hauteur sous clef. Il
n'était plus alors question, comme dans les cités élevées pendant
l'époque gallo-romaine, d'ouvrir de larges ouvertures au commerce, aux
allants et venants, mais au contraire de rendre les issues aussi
étroites que possible, afin d'éviter les surprises et de pouvoir se
garder facilement. De grosses tours très-saillantes protégeaient ces
portes.
Nous ne trouvons pas d'exemple complet de portes de villes ou châteaux avant le commencement du XIIe siècle. Un de ces exemples, parvenu jusqu'à nous sans altération aucune, se voit au château de Carcassonne,
et il remonte à 1120 environ. Nous donnons (fig. 3) le plan de cette
porte à rez-de-chaussée. On arrive à l'entrée par un pont défendu
lui-même par une large barbacane bâtie au XIIIe siècle4. Le tablier de ce pont A, dont les parapets sont crénelés5,
est interrompu en B, et laisse en avant de l'entrée une fosse de 3
mètres environ de longueur sur 3 mètres de largeur. Un plancher mobile,
que l'on enlevait en cas de siège, couvrait ce vide. La porte, qui n'a
pas 2 mètres de largeur sur 2m,30 de hauteur, est surmontée
d'un large mâchicoulis, fermée par une herse C, un vantail D et une
seconde herse E. Un poste placé dans la salle F de la tour de gauche
avait son entrée en G, sous le passage. Un second poste H, placé dans
la tour de droite, avait son entrée sous un portique donnant sur la
cour intérieure du château. En K, est un très-large fossé. Des
meurtrières disposées dans les deux salles F et H commandent l'entrée
et les dehors. On ne pouvait monter aux étages supérieurs de cette
porte que par des escaliers de bois posés le long du parement intérieur
de l'ouvrage en I. Le plan (fig. 4) est pris au niveau de la chambre O
de la seconde herse tombant dans la coulisse P, formant aussi
mâchicoulis. On arrive à cette chambre par la salle L et par l'escalier
M. Deux trous carrés R, percés dans le sol des deux salles des tours,
traversent la voûte des salles du rez-de-chaussée et correspondent à
deux autres trous percés dans les voûtes du premier étage, de manière à
mettre en communication les défenseurs postés à l'étage supérieur avec
les servants de la seconde herse et avec les gens des postes
inférieurs. Ces trous, qui ont 0m,63 de largeur sur 0m,50
de large, permettaient même au besoin de placer des échelles. Mais ils
étaient surtout percés pour faciliter le commandement, qui partait
toujours de la partie supérieure des défenses. La figure 5 présente la
coupe longitudinale de la porte faite sur l'axe. On voit, en B,
l'interruption du tablier du pont; en C, la coulisse de la première
herse, et en D, la coulisse de la seconde. La première herse est
manœuvrée de l'étage supérieur, en E, placé immédiatement sous le
plancher réservé aux défenseurs. La seconde herse est manœuvrée de la
chambre dont nous avons donné le plan (fig. 4). Les trous des hourds de
la défense supérieure sont apparents en G6.
Devant la première herse est disposé un grand mâchicoulis; un second
mâchicoulis est percé devant la seconde herse. En H, nous donnons la
coupe de la chambre de la herse faite sur la ligne abcd du plan
(fig. 4), avec les salles voûtées du rez-de-chaussée et du premier
étage. La coupe (fig. 5) montre également les escaliers de bois qui
permettent de monter de la cour du château, soit à la chambre de la
herse, soit à l'étage supérieur. Une première porte de bois était
disposée en avant de la fosse, sur le pont, en I, afin de commander le
tablier de celui-ci. Cet espace en avant de la première herse était
abrité des traits qu'auraient pu lancer les assaillants, par un petit
comble en appentis, laissant d'ailleurs passer les projectiles tombant
du premier mâchicoulis. Ainsi, en cas d'attaque, une garde postée sur
le tablier mobile couvrait d'abord le tablier du pont fixe de
projectiles. Si l'on prévoyait que la porte I allait être forcée, on
faisait tomber le tablier mobile. Du haut de la tour d'où l'on pouvait
facilement voir les dispositions de l'attaque, on laissait couler la
herse, on fermait le vantail derrière elle, et l'on commandait, au
besoin, de laisser tomber la seconde herse. Alors toute la défense
agissait du haut, soit par les hourds, soit par les meurtrières, soit
par le grand mâchicoulis. Si l'on voulait prendre l'offensive et faire
une sortie, on commandait du haut de lever la seconde herse, on massait
son monde sous le passage de la porte, on préparait une passerelle, on
faisait lever la première herse et l'on ouvrait le vantail. Était-on
repoussé, on rentrait quelquefois ayant l'ennemi derrière soi; mais en
laissant du haut tomber la première herse, on séparait ainsi les
assaillants les plus avancés de la colonne massée sur le pont et on les
faisait prisonniers.
La figure 6 est une vue perspective de la porte prise du pont, en
supposant la défense de bois et son appentis enlevés. Sur les flancs
des tours on voit les deux corbeaux destinés à porter la traverse
postérieure de cet appentis. La première herse est supposée levée et la
fosse non fermée par son tablier mobile. Sauf les herses qui ont été
supprimées, mais dont toutes les attaches et les moyens de suspension
sont apparents, cette porte n'a subi aucune dégradation. Il faut
ajouter que la fosse a été remplacée par une voûte moderne. Cette
construction est faite de petites pierres de grès jaune et est exécutée
avec grand soin. Les salles sont voûtées en calotte avec de petits
moellons bien taillés. Les combles qui recouvrent cette entrée ont été
refaits depuis peu dans la forme indiquée sur la coupe longitudinale.
Les moyens d'attaque des places fortes de cette époque admis, moyens
qui ne consistaient qu'en un travail de sape, fort long et périlleux
puisqu'il était impossible de battre en brèche des tours et courtines
dont les murs avaient une forte épaisseur, faisaient que les
assaillants cherchaient toujours à brusquer un assaut ou à surprendre
l'ennemi. Si les tours et courtines avaient trop de relief pour qu'il
fût possible de tenter une escalade, surtout lorsque les parapets
étaient garnis de hourds, on essayait de s'introduire dans la place par
surprises ou par une attaque brusquée sur les portes. Dès lors les
assiégés accumulaient autour de ces portes les moyens de défense; on
doublait les herses, les vantaux, les obstacles, et l'on séparait les
treuils de ces herses afin de rendre les trahisons plus difficiles.
Ainsi, dans l'exemple que nous venons de présenter, on voit que la
première herse, celle qui ferme l'issue à l'extérieur, est manœuvrée du
haut; c'est-à-dire de l'étage où tous les défenseurs de la porte sont
réunis, où se trouve nécessairement le capitaine. Les gens chargés de
cette manœuvre, ainsi entourés du gros du poste, sous les yeux du
commandant, pouvaient difficilement trahir. La chambre de la seconde
herse est totalement séparée du premier treuil. Les hommes chargés de
manœuvrer cette seconde herse ne voyaient pas ce qui se passait à
l'extérieur, et ne pouvaient s'entendre avec ceux postés au premier
treuil. Ils pouvaient même être enfermés dans cette chambre. On évitait
ainsi les chances de trahison: car il faut dire qu'alors les défenseurs
comme les assaillants d'une place étaient recrutés partout, et ces
troupes de mercenaires étaient disposées à se vendre au plus offrant;
beaucoup de places étaient prises par la trahison d'un poste, et toutes
les combinaisons des architectes militaires devaient tendre à éviter
les relations des postes chargés de la manœuvre des fermetures avec les
dehors, à les isoler complètement ou à les placer sous l'œil du
capitaine.
Les surprises des places par les portes étaient si fréquentes, que
non-seulement on multipliait les obstacles, les fermetures dans la
longueur de leur percée, mais qu'on plaçait, au dehors, des barbacanes,
des ouvrages avancés qui en rendaient l'approche difficile, qui
obligeaient les entrants à des détours et les faisaient passer à
travers plusieurs postes.
Aujourd'hui, lorsqu'on assiège régulièrement une place, on établit
la première parallèle à 600 ou 800 mètres, et en cheminant peu à peu
vers le point d'attaque par des tranchées, on établit les batteries de
brèche le plus près possible de la contrescarpe du fossé; les
assiégeants, avec l'artillerie à feu, ne se préoccupent guère des
portes que pour empêcher les assiégés de s'en servir pour faire des
sorties. Mais lorsque l'attaque d'une place ne pouvait être sérieuse
qu'au moment où l'on attachait les mineurs aux remparts, on conçoit que
les portes devenaient un point faible. L'attaque définitive étant
extrêmement rapprochée, toute ouverture, toute issue devait provoquer
les efforts de l'assiégeant.
En étudiant les portes fortifiées des places du moyen âge, il est
donc très-important de reconnaître les dehors et de chercher les traces
des ouvrages avancés qui les protégeaient; car la porte elle-même, si
bien munie qu'elle soit, n'est toujours qu'une dernière défense
précédée de beaucoup d'autres.
La porte de Laon à Coucy-le-Château est, il ce point de vue, l'une
des plus belles conceptions d'architecture militaire du commencement du
moyen âge. Bâtie, ainsi que les remparts de la ville et le château
lui-même, tout au commencement du XIIIe siècle par Enguerrand III, sire de Coucy7,
elle donne entrée dans la ville en face du plateau qui s'étend du côté
de Laon. Cette porte, placée en face de la langue de terre qui réunit
le plateau à la ville de Coucy, donnait une entrée presque de niveau
dans la cité; mais à cause de cette situation même, elle demandait à
être bien défendue, puisque cette langue de terre est le seul point par
lequel on pouvait tenter d'attaquer les remparts, dominant, sur tout le
reste de leur périmètre, des escarpements considérables. Au
commencement du XIIIe siècle, voici quel était le système défensif des abords de cette porte (fig. 7).
En A, était tracée la route de Laon, reportée aujourd'hui en B; en C, une voie descendant dans la plaine et allant vers Chauny8.
En D, était une grande barbacane dans laquelle se réunissaient les deux
voies pour atteindre un viaduc E, admirablement construit sur arcades
en tiers-point. Ce viaduc aboutissait à une tour G, bâtie dans l'axe de
la porte H. Du point de jonction F des routes au point E, ce viaduc
s'élevait par une pente sensible vers la ville. Il était de niveau du
point E au seuil de la porte, du seuil de cette porte au point H sous
le couloir de l'entrée, il existait encore une pente. Des salles
inférieures de la porte, par un souterrain d'abord, percé sous le
passage, et par des baies percées dans chacune des piles du viaduc, on
arrivait au niveau D de la barbacane, sous la voie supérieure. Ainsi,
de la ville, et sans ouvrir aucune des herses et vantaux de la porte
elle-même, sans abaisser le pont à bascule, sans ouvrir les vantaux des
baies de la tour G, les défenseurs pouvaient se répandre dans
l'enceinte de la barbacane, se porter aux issues L et K, à la tour du
coin P et sur les chemins de ronde terrassés garnis de palissades. Si
la barbacane était forcée, les défenseurs pouvaient rentrer dans la
ville, sous le viaduc, sans qu'on fût obligé d'ouvrir les vantaux des
portes de la tour G, non plus que les herses de l'ouvrage principal.
Plus tard, vers la fin du XVe siècle, un beau boulevard
revêtu et encore entier fut construit sur l'emplacement de la tour G,
dont les substructions restèrent engagées ainsi au milieu du
terre-plein; le viaduc fut maintenu et en partie englobé dans les
maçonneries du boulevard. Le plan (fig. 8) donne l'ensemble de ces
constructions successives. Ce plan est pris au niveau de l'étage
inférieur de la porte, De la ville on descend, par deux escaliers A,
dans deux salles basses B, et de ces salles dans le souterrain C. On
suivait le viaduc dans sa longueur sur des ponts volants D, posés d'une
pile à l'autre jusqu'à la grande barbacane et en traversant l'étage
inférieur de la tour G. Nous verrons tout à l'heure le détail de
l'amorce de ce passage avec la porte, et du pont à bascule placé en E.
Notre plan donne, en teinte plus claire, le boulevard construit vers la
fin du XVe siècle, et qui est d'un grand intérêt pour l'histoire des défenses appliquées à l'artillerie à feu9.
Alors les ingénieurs se servirent du passage souterrain pour permettre
d'arriver aux galeries inférieures de ce boulevard. Ils fermèrent
seulement les arcades I par de la maçonnerie et comblèrent le passage
des ponts volants. Vers la partie détournée, le viaduc ne servit plus
que de pont passant sur un fossé, pour atteindre, du plateau, le niveau
de la plate-forme du boulevard10.
Les espaces K formaient fossé séparant le plateau de la ville et
déclinant à droite et à gauche vers les escarpements naturels. Les
galeries inférieures du boulevard, indiquées sur le plan, étaient
percées de nombreuses meurtrières couvrant le fond de ce fossé de feux
croisés. Cet aperçu de l'ensemble des défenses de la porte de Laon à
Coucy fait assez connaître l'importance de ce poste militaire, et comme
il était puissamment défendu. Examinons maintenant la porte en
elle-même, assez bien conservée encore aujourd'hui pour que l'on puisse
juger du système adopté par le constructeur11.
Le plan (fig. 8) est pris au-dessous du pavé de la ville, de sorte que
le sol des deux salles formant caves non voûtées et des deux salles
rondes V est au-dessus du niveau du fond du fossé K. On ne descendait
dans ces salles, destinées à servir de magasins, que par des trappes
percées dans le plancher et dans la niche P.
La figure 9 donne le plan de la porte, au niveau du pavé de la
ville. Ce plan montre le passage pour les chariots et les piétons, se
rétrécissant vers l'entrée extérieure.
Ce passage est voûté en berceau tiers-point en A, en B et en C; il
est couvert par un plancher en D. En E, est un large mâchicoulis entre
deux herses. L'entrée F se fermait par le pont G relevé, et en I était
une porte à deux vantaux avec barres. Du couloir D, vers la ville, on
entrait par deux portes détournées dans deux salles J, servant de corps
de garde. On observera que les deux entrées dans ces salles sont
disposées de telle façon que, du passage, on ne puisse voir l'intérieur
des postes, ni reconnaître, par conséquent, le nombre d'hommes qu'ils
contiennent. Ces postes sont chauffés par deux cheminées K, et éclairés
par deux fenêtres L placées au-dessus des deux descentes de caves
marquées A sur le plan souterrain. De ces deux postes J, on passe dans
les salles circulaires M, percées chacune de trois meurtrières, deux
sur le fossé, une sur le passage.
En N, est une des trappes donnant dans une trémie qui correspond à
l'étage en sous-sol. Deux escaliers, pris dans l'épaisseur des murs des
tours, permettent de monter au premier étage, dont le plan (fig. 10)
présente une disposition peut-être unique dans l'art de fortifier les
portes au moyen âge. Les deux escaliers que nous venons de signaler
arrivent en A dans deux couloirs donnant sur le chemin de ronde R des
courtines, et dans les salles rondes B. De ces salles rondes on monte
au mâchicoulis M percé entre les deux herses, par deux degrés D. Les
salles rondes sont percées de trois meurtrières chacune, donnant sur le
dehors12,
et d'une fenêtre F donnant sur la ville. Elles sont, en outre, munies
de cheminées C. Par les couloirs E, on arrive, soit à la grande salle
S, largement éclairée du côté de la ville par cinq fenêtres, soit aux
escaliers à vis qui montent aux défenses supérieures. Des latrines sont
disposées en L, et une vaste cheminée s'ouvre en K. On conviendra que
ces dispositions, soit comme défenses, soit comme postes, sont
remarquablement entendues. La grande salle S, ayant 22 mètres de
longueur sur 8 mètres de largeur, pouvait servir de dortoir ou de lieu
de réunion à une garde de vingt-cinq hommes, sans compter les
défenseurs veillant dans les corps de garde du rez-de-chaussée et dans
les trois étages de salles rondes. Ainsi un poste de cinquante à
soixante hommes pouvait facilement tenir dans cet ouvrage en temps
ordinaire, et, en cas d'attaque, il était aisé de doubler ce nombre de
défenseurs sans qu'il y eût encombrement. Si l'on continue à gravir les
deux escaliers à vis, on arrive au second étage (fig. 11), et l'on
pénètre, soit dans les deux salles circulaires A, soit dans les deux
échauguettes B, donnant entrée sur un chemin de ronde crénelé C, du
côté de la ville, et permettant aux défenseurs de surveiller les abords
de la porte à l'intérieur. Les salles A sont percées chacune de deux
meurtrières, d'une fenêtre F, et communiquent au jeu de la herse, situé
en H, et au hourd situé en D, par les deux couloirs G. En montant
encore par les escaliers à vis, on arrive au troisième étage (fig. 12),
qui est l'étage spécialement consacré à la défense.
Par les couloirs A, on entre dans les salles circulaires B, 0n passe
dans les chemins de ronde munis de hourds C, ou sur le chemin de ronde
intérieur P. Des salles circulaires, ou du chemin de ronde extérieur C,
on arrive au jeu du pont-levis situé au-dessus du hourd protégeant la
porte.
Faisant une coupe sur l'axe de la porte, c'est-à-dire sur la ligne ac de la dernière figure, on obtient la figure 13.
Cette figure indique les principales dispositions de cet ouvrage. A
est le sol de la ville. On observera que le sol du passage est
très-incliné vers l'entrée, afin de donner plus de puissance à une
colonne de défenseurs s'opposant à des assaillants qui auraient pu
franchir le pont et soulever les herses. En B, on voit, en coupe, le
couloir souterrain aboutissant à la poterne de sortie C, laquelle est
mise en communication avec les passages pratiqués à travers les piles
du pont. Un pont à bascule, pivotant en C et muni de contre-poids,
permettait, une fois abaissé, de descendre les degrés D. De ce point il
fallait faire manœuvrer un second pont à bascule, pour franchir les
intervalles E, F entre les piles D, G, H. Et ainsi, soit par des ponts
à bascule, soit par des passerelles de planches, que l'on pouvait
enlever facilement, arrivait-on, à travers la tour G du plan général
(fig. 7), jusqu'à la grande barbacane D. Le tablier I du pont (fig. 13)
était interrompu en J et remplacé par un pont-levis, non point combiné
comme ceux de la fin du XIIIe siècle et des siècles
suivants, mais composé d'un tablier pivotant en K, de deux arbres L
pivotants, et de deux chaînes passant à travers les mâchicoulis du
hourd M; là ces chaînes se divisaient chacune en deux parties, dont
l'une s'enroulait sur un treuil et l'autre était terminée par des
poids. C'était donc du niveau des hourds N que l'on manœuvrait le
pont-levis, c'est-à-dire au-dessus des mâchicoulis du hourd M. Quant
aux deux herses, on les manœuvrait par un treuil unique; les chaînes
enroulées en sens inverse sur ce treuil permettaient, au moyen d'un
mécanisme très-simple, de lever l'une des deux herses avant l'autre,
mais jamais ensemble. Il suffisait pour cela, quand les herses étaient
abaissées, et ne tiraient plus sur le treuil par conséquent, de
décrocher les chaînes de la herse qu'on ne voulait pas lever, et de
manœuvrer le treuil, soit dans un sens, soit dans l'autre. L'une des
herses levée, on la calait, on décrochait ses chaînes, on rattachait
celles de la seconde, et l'on manœuvrait le treuil dans l'autre sens.
Il n'est pas besoin de dire que des contre-poids facilitaient comme
toujours le levage. Pour baisser les herses, on raccrochait les
chaînes, et on laissait aller doucement sur le treuil l'une des herses,
puis l'autre. L'obligation absolue de ne lever qu'une des deux herses à
la fois était une sécurité de plus, et nous n'avons vu ce système
adopté que dans cet ouvrage.
Mais il est nécessaire d'examiner en détail le mécanisme des ponts et des herses.
En A (fig. 14), nous donnons le plan de la chambre de levage des herses au niveau a de la coupe, et en B, le plan de la plate-forme de levage du pont, au niveau b
de la même coupe. On observera d'abord que l'intervalle qui sépare les
deux tours, et qui couvre l'entrée, donne en plan une portion de
cercle. Deux consoles c forment saillie sur cette portion de cylindre et portaient un hourd de bois d, dont il existe en place des fragments. Ce hourd était posé sur deux pièces de bois horizontales e,
et consistait en un empilage d'épais madriers courbes figurés en E dans
la coupe. De chaque côté, sur les flancs des tours, étaient fixées deux
poulies F destinées à diriger les deux chaînes du pont et à les
empêcher de frotter, soit contre le hourd, soit contre la maçonnerie.
Au-dessus de ces poulies, en G, les chaînes se partageaient en deux
branches: l'une, celle H, allait s'enrouler sur le treuil T, au moyen
de la poulie de renvoi h; l'autre, celle I, était tendue par un contre-poids K.
En appuyant sur le treuil de fen g, on enroulait la
chaîne et l'on soulevait le pont. Cette manœuvre était facilitée par
les contre-poids K. Lorsque ce contre-poids était descendu en l,
le pont était complètement relevé. Pour l'abaisser, on appuyait sur le
treuil en sens inverse. Sur le plan B est indiquée la position du
treuil, et par des lignes ponctuées la projection horizontale des
chaînes; la ferme de charpente M étant posée en m sur ce plan. Un deuxième mâchicoulis existait en p. Pour manœuvrer les deux herses, il était posé à droite et à gauche deux solives jumelles n (voy. le plan B) sur les traverses q (voy. la coupe), reposant elles-mêmes sur les deux épaulements s (voy. le plan A). Ces solives jumelles recevaient chacune deux poulies doubles t t' destinées à recevoir, celle t, les deux chaînes de levage et de contre-poids de la herse extérieure; celle t',
les deux chaînes de levage et de contre-poids de la herse intérieure.
La coupe fait voir le treuil V, avec la chaîne de levage de la herse
intérieure accrochée et la herse O levée, son contre-poids étant par
conséquent descendu; la chaîne de levage de la herse extérieure
décrochée, celle-ci abaissée et son contre-poids R à son point
supérieur, les deux chaînes de levage s'enroulaient sur le treuil en X
(voy. le plan A), et les manivelles étaient fixées en Y. Aujourd'hui la
construction étant conservée jusqu'au niveau N, les scellements, les
corbeaux sont visibles, et pour la partie supérieure nous avons
retrouvé les fragments qui en indiquent suffisamment les détails.
Il n'y a rien, dans ce mécanisme, qui ne soit très-primitif; mais ce
qu'il est important de remarquer ici, ce sont les dispositions si
parfaitement appropriées au besoin, et conservant par cela même un
aspect monumental, qui certes n'a point été cherché. Il est évident que
les architectes auteurs de pareils ouvrages étaient des gens subtils et
réfléchissant mûrement à ce qu'ils avaient à faire. Sur tous les
points, les passages, les issues, sont disposés exactement en vue du
service de la défense, n'ont que les largeurs et hauteurs nécessaires,
et l'architecture n'est bien ici que l'expression exacte du programme.
Cependant, à l'extérieur, l'aspect de cette défense est imposant, et
rappelle sous une autre forme ces belles constructions antiques des
populations primitives.
La figure 15 donne l'élévation extérieure de la porte de Laon, à
Coucy, les ponts étant supposés abattus et les herses levées. Les
hourds de bois de cet ouvrage étaient évidemment permanents et portés
sur des consoles de pierre, comme ceux du donjon du château.
Toute la maçonnerie est élevée en assises de pierres calcaires du
bassin de l'Aisne, d'une excellente qualité. Parementées grossièrement,
ces assises sont séparées par des joints de mortier épais, et l'aspect
rude de ces parements ajoute encore à l'effet de cette structure
grandiose. Quand on compare ces ouvrages de Coucy, le donjon, le
château, la porte de Laon, les remparts et les tours, aux travaux
analogues élevés vers la même époque en Italie, en Allemagne et en
Angleterre, c'est alors qu'on peut reconnaître chez nous la main d'un
peuple puissant, doué d'une sève et d'une énergie rares, et qu'on se
demande, non sans quelque tristesse, comment il se fait que ces belles
et nobles qualités soient méconnues, et qu'un esprit étroit et exclusif
ait pu parvenir à répudier de pareilles œuvres en les rejetant dans les
limbes de la barbarie?
Une coupe transversale, faite sur l'axe des tours, sur les passages
ouverts sur le mâchicoulis et sur la chambre du levage des herses (fig.
16), montre l'intérieur des salles circulaires de ces tours, les
passages A sur le chemin de ronde des courtines, la coupe B des hourds
et tout le système de la défense à l'intérieur.
Une dernière figure complétera cet ensemble, sur lequel on pourrait
publier un volume: c'est l'élévation de la face intérieure de la porte
du côté de la ville (fig. 17). L'arcade large, à doubles claveaux, qui
donne entrée dans le passage, est d'un effet grandiose. La grande salle
du premier étage est bien accusée par ces cinq fenêtres carrées à
meneaux, et les deux échauguettes d'angle épaulent de la façon la plus
heureuse cette structure si simple.
Cette façade, crénelée à son sommet, fait assez voir que les portes
des places bien défendues pouvaient à la rigueur tenir lieu de petites
citadelles et se défendre au besoin contre les citoyens qui eussent
voulu capituler malgré la garnison. Alors la porte est toujours un
poste isolé, commandé par un chef sûr, et pouvant encore résister en
cas de trahison ou d'escalade du rempart. Nous faisons ressortir, à
l'article Architecture Militaire,
l'importance de ces postes isolés dans le système défensif du moyen
âge, et il ne paraît pas nécessaire de revenir ici sur ce sujet.
Laissant de côté, pour le moment, des ouvrages d'une moindre
importance, mais de la même époque, c'est-à-dire du commencement du XIIIe
siècle, nous allons examiner comment, dans l'espace d'un siècle, ces
dispositions avaient pu être modifiées dans la construction de portes
d'une force semblable.
Sur le flanc oriental de la cité de Carcassonne, il existe une porte défendue d'une manière formidable, et désignée sous le nom de porte Narbonnaise13.
Cette porte et tout l'ouvrage qui s'y rattache avaient été bâtis par
Philippe le Hardi, vers 1285, lorsque ce prince était en guerre avec le
roi d'Aragon.
Nous présentons (fig. 18) le plan général de cette entrée, avec sa barbacane et ses défenses environnantes14.
La porte Narbonnaise, indiquée en E, n'est pas munie d'un pont-levis;
elle s'ouvre sur le dehors de plain-pied, suivant une pente assez roide
de l'extérieur à l'intérieur et d'après la méthode défensive de ces
ouvrages. Les ponts mobiles n'existaient qu'en B, sur des piles
traversant un large fossé en dehors de la barbacane A. L'arrivant,
ayant traversé ce pont, se présentait obliquement devant la première
entrée C de la barbacane, fermée seulement par des vantaux. Cette
entrée C était flanquée par un redan D de l'enceinte extérieure, qui la
commandait complétement. Un autre redan L, avec forte échauguette sur
le rempart intérieur, commandait en outre, à portée d'arbalète, cette
entrée C15.
Se détournant vers sa gauche, l'arrivant se trouvait en face de la
porte Narbonnaise, défendue par une chaîne, un mâchicoulis, une herse,
des vantaux, un grand mâchicoulis intérieur G, un troisième mâchicoulis
I, une seconde herse et une porte de bois. Deux meurtrières H sont
percées sur le passage entre les deux herses, et dépendent de deux
salles à rez-de-chaussée F, dans lesquelles on entre par les portes V.
Ces salles sont encore percées chacune de cinq meurtrières. La partie
attaquable des tours de la porte est renforcée par des éperons ou becs
N, percés chacun d'une meurtrière O. Nous avons expliqué ailleurs16
la destination spéciale de ces éperons ou becs. Ils obligeaient
l'assaillant à s'éloigner de la tangente, et le plaçaient sous les
traits des assiégés. Ils rendaient nulle l'action du bélier sur le seul
point où l'assiégeant pouvait le faire agir avec succès. Percer la
pointe de ces becs par des meurtrières au ras du sol extérieur, était
encore un moyen d'empêcher l'attaque rapprochée.
Des salles F, on prenait deux escaliers à vis qui montaient au
premier étage, d'où se faisait la manœuvre des herses. Sous ces salles
sont pratiqués de beaux caveaux pour les provisions.
Des palissades de bois P empêchaient le libre parcours des lices
entre les remparts extérieur et intérieur, et ne permettaient pas
d'approcher du pied des courtines intérieures en M et en K. Les rondes
seules pouvaient passer par les barrières N, afin de faire leur service
de nuit. Une énorme tour, indiquée au bas de notre figure, et dite tour
du Trésau17, commandait ces lices, et servait encore d'appui à la porte Narbonnaise en battant les dehors par-dessus l'enceinte extérieure.
La figure 19 donne le plan du premier étage de la porte Narbonnaise.
Les deux escaliers à vis que nous avons vus indiqués à rez-de-chaussée
débouchent dans les deux salles A. Ces deux salles, voûtées comme
celles du rez-de-chaussée, possèdent une cheminée C chacune, avec four.
De ces deux salles on peut sortir par les deux portes B, sur le chemin
de ronde D, s'élevant jusqu'au niveau des coursières E des courtines,
par de grands emmarchements. Par les deux passages G on entre de
plain-pied dans la salle centrale F, au milieu de laquelle s'ouvre le
grand mâchicoulis carré I. En supposant que les assaillants aient pu
pénétrer jusqu'à la seconde herse, en forçant les premiers obstacles,
on pouvait les accabler de projectiles et de matières enflammées; les
défenseurs chargés de cet office se tenaient en arrière dans les deux
réduits K, et étaient ainsi parfaitement à l'abri des traits qui
auraient pu être lancés par les ennemis, ou soustraits à la fumée et
aux flammes des matières accumulées dans le passage. Par les deux
couloirs détournés L, les assiégés se rendaient au côté du mâchicoulis
antérieur M. De cette salle F, on manœuvrait la première herse N et
l'on servait le troisième mâchicoulis O. En continuant à monter les
escaliers H, au-dessus du premier étage, on ne débouche nulle part et
l'on arrive à un précipice; de telle sorte que des assaillants ayant pu
pénétrer dans ces escaliers à rez-de-chaussée, trouvant les portes
fermées et barrées au premier étage et continuant à gravir les degrés
comme pour atteindre l'étage supérieur, se trouvaient pris dans une
véritable souricière. Pour monter au deuxième étage, celui de la
défense, il faut traverser les salles A, et aller chercher les
escaliers à vis R qui seuls montent aux crénelages. Pour servir la
seconde herse, il fallait franchir les portes B et se rendre sur la
plate-forme P. Les servants de cette seconde herse recevaient des
ordres du dedans par une petite fenêtre percée au-dessus des
mâchicoulis O. Les deux salles A sont percées, sur les dehors, l'une de
trois meurtrières, l'autre de quatre, et éclairées du côté de la ville
par deux fenêtres. Cette description fait assez connaître le soin
minutieux apporté dans l'établissement de cette porte. Mais la coupe
longitudinale faite sur ab, que nous présentons (fig. 20), rendra encore cette description plus claire.
Cette coupe nous montre en A la chaîne suspendue d'un côté de la
porte à un anneau scellé au flanc de la tour, passant dans l'autre tour
par un orifice et retenue par une barre à l'intérieur, lorsqu'on
voulait la tendre. La chaîne était un obstacle que l'on apportait en
temps ordinaire, lorsque les herses étaient levées et les vantaux
ouverts, à une troupe de cavalerie qui aurait voulu se jeter dans la
ville. Même en temps de paix on craignait et l'on avait lieu de
craindre les surprises. En H, est le premier mâchicoulis percé en avant
de la herse et figuré dans le plan du premier étage en M. En C, coule
la première herse, servie dans la chambre carrée centrale. En D, est la
première porte de bois, à un vantail, ferrée, barrée, ainsi que le fait
voir la figure. En E, la meurtrière commandant le passage, et au-dessus
le grand mâchicoulis carré, central, avec l'un des réduits décrits dans
la figure précédente. En F, le troisième mâchicoulis percé en avant de
la deuxième herse; en G, cette seconde herse, manœuvrée du dehors et
abritée par un auvent P. Enfin en H, les derniers vantaux. De la salle
du deuxième étage, par l'œil I, on pouvait commander la manœuvre des
herses; car il ne faut pas oublier que le commandement se faisait
toujours du haut. Un formidable système de mâchicoulis doubles en bois
et de hourds, défendait en outre, en temps de guerre, les approches de
la porte. Les scellements de cet ouvrage de charpenterie sont
aujourd'hui parfaitement visibles. En cas de siège, on établissait donc
en avant du mâchicoulis H un double hourdage, avec premier mâchicoulis
K et second mâchicoulis L. Ce double hourd était couvert et crénelé
d'archères. Il formait un auvent au-dessus d'une niche dans laquelle
est placée une fort jolie statue de la sainte Vierge. On ne pouvait
descendre dans ce double hourd que par la haie N et des échelles; de
telle sorte que si ces hourds étaient pris par escalade, ou brûlés,
l'assaillant n'était pas pour cela maître de la défense. Dans la partie
supérieure, nous avons figuré les hourds posés. Toute la défense active
s'organisait à l'étage supérieur M, l'étage O ne servant que de dépôt
et de salle de réunion pour la garnison. Cette salle O est largement
éclairée par de belles fenêtres18
du côté de la ville. Nous donnons (fig. 21) le plan de l'étage M
supérieur, dont le plancher était de bois. En WN, sont les chemins de
ronde de la défense, et en X une partie des hourds en place19.
La figure 22 présente l'élévation extérieure de la porte
Narbonnaise, avec son grand hourdage de bois au-dessus de l'entrée et
les hourds de couronnement posés sur la tour et la courtine de droite.
La tour de gauche est présentée avec ses créneaux à volets, en temps de
paix20.
Toute la maçonnerie de cet ouvrage est entièrement élevée en belles
pierres de grès, gris verdâtre, d'une bonne qualité. Les assises sont
ciselées sur les arêtes des lits et joints avec bossage brut sur la
face; les lits, très-bien dressés et posés sur couche de mortier
excellent, ont 0m,01 d'épaisseur en moyenne. L'aspect
extérieur et intérieur de cette porte est des plus imposants et les
salles intérieures admirablement construites avec beaux parements
layés. Il ne manquait à cette construction, pour être complète, que les
combles, qui ont été rétablis depuis peu, sous la direction de la
commission des monuments historiques21.
Avant de quitter cet édifice si remarquable à tous égards, il est
nécessaire de rendre compte du jeu des herses, parfaitement visible
encore.
Nous prenons pour exemple la seconde herse, celle qui est manœuvrée
extérieurement sur le chemin de ronde du côté de la ville (fig. 23). En
A, la herse est supposée levée. En a, sont les trous de scellement des deux jambettes du treuil figuré en a' dans la coupe C. On voit encore en place les deux gros pitons b dans lesquels était enfilée une barre de fer ronde qui était destinée à maintenir les contre-poids c, lorsqu'ils étaient abaissés. En outre, deux cales e, figurées en e',
dans la coupe, et entrant dans deux trous disposés à cet effet,
soutenaient la herse levée. Les scellements des deux pièces de bois f
qui étaient destinées à supporter les poulies sont intacts. Lorsqu'on
voulait baisser la herse (voyez en B), on appuyait un peu sur le treuil
de manière à enlever facilement les cales e et à faire glisser la barrette de fer passant dans les pitons b; puis on laissait aller, en lâchant, sur les deux manivelles du treuil. La herse tombée, on décrochait les deux barres de fer g, et on laissait entrer leurs œils h
dans deux goujons de fer encore scellés dans la muraille. Ainsi
devenait-il impossible, du bas, de soulever la herse. Deux grands
crochets de fer scellés en l supportaient une traverse de bois
à laquelle était suspendu l'appentis tracé dans la coupe (fig. 20), et
dans laquelle venaient s'assembler les pièces de charpente f.
Les contre-poids rendaient la manœuvre facile à deux hommes appuyant
sur le treuil. Voulait-on relever la herse, on faisait sortir les œils h des barres d'arrêt g
de leurs goujons, on accrochait ces barres aux mailles de la chaîne, et
l'on appuyait sur le treuil. Cette manœuvre était simple et rapide. La
première herse s'enlevait par les mêmes moyens. Il s'agissait seulement
d'avoir des contre-poids bien équilibrés, de façon à empêcher la herse
de gauchir au levage ou à la descente.
Il ne paraît pas que cet ouvrage ait jamais été attaqué, et depuis
l'époque de sa construction, l'histoire ne signale aucun siège en règle
de la cité de Carcassonne,
bien qu'à plusieurs reprises le pays ait été envahi, soit par les
troupes du prince Noir, soit par les troupes de l'Aragon, soit dans des
temps de guerres civiles. C'est qu'en effet, avec les moyens d'attaque
dont on disposait au moyen âge, la cité était une place imprenable, et
la porte Narbonnaise, la seule accessible aux charrois, eût pu défier
toutes les attaques.
Lorsqu'on visite cette porte dans tous ses détails, outre la beauté
de la construction, la grandeur des dispositions intérieures, on est
émerveillé du soin apporté par l'architecte dans chaque partie de la
défense. Rien de superflu, aucune forme qui ne soit prescrite par les
besoins; tout est raisonné, étudié, appliqué à l'objet, Nous ne
connaissons aucun édifice qui ait un aspect plus grandiose que cette
large façade plate donnant du côté de la ville. Ce n'est qu'un mur
percé de fenêtres et de meurtrières; mais cela est si bien construit,
cela prend un si grand air, qu'on ne peut se lasser d'admirer, et qu'on
se demande si la scrupuleuse observation des nécessités en architecture
n'est pas un des moyens les plus puissants de produire de l'effet.
Le mode d'attaque des places devait nécessairement influer sur les
dispositions données aux portes fortifiées. Lorsque les armées
assiégeantes n'avaient pas encore adopté des moyens réguliers,
méthodiques, pour s'emparer des places, il est clair que leurs efforts
devaient se porter sur les issues. La première idée qui venait au
commandant d'une armée assiégeante, dans des temps où l'on ne possédait
pas des moyens destructifs organisés, était naturellement d'entrer dans
la place assiégée par les portes, et de concentrer tous ses moyens
d'attaque sur ces points faibles; aussi, par contre, les assiégés
apportaient-ils alors à la défense de ces portes un soin minutieux,
accumulaient-ils sur ces points tous les obstacles, toutes les
ressources que leur suggérait leur esprit subtil. Cependant, déjà vers
la fin du XIIe siècle, Philippe-Auguste avait su faire des
sièges réguliers, conduits avec méthode et à l'instar de ce que
faisaient les Romains en pareil cas. Pendant le XIIIe
siècle, quelques sièges bien conduits indiquent que l'art d'attaquer
les places se maintenait au point où Philippe-Auguste l'avait amené22;
mais les progrès sont peu sensibles, tandis que l'art de la défense se
perfectionne d'une manière remarquable. À la fin du XIIIe
siècle, la défense des places avait acquis une supériorité évidente sur
l'attaque, et lorsque les places sont bien munies, bien fortifiées,
elles ne peuvent être réduites que par un blocus étroit. Mais dès le
commencement du XIVe siècle, les engins s'étant
très-perfectionnés, les armées agissant avec plus de méthode et
d'ensemble, on voit apparaître dans l'art de la fortification des
modifications importantes. D'abord les ouvrages de bois, qui occupent
une si large place dans les forteresses jusqu'alors, disparaissent; et
en effet, à l'aide d'engins puissants, surtout après l'expérience
acquise en Orient pendant les dernières croisades, on mettait le feu à
ces hourds, si bien garnis qu'ils fussent de peaux fraîches ou de
feutres mouillés. On renonça donc d'abord aux hourds de bois mobiles,
établis seulement en temps de guerre, et on les remplaça par des hourds
de pierre, des mâchicoulis23.
Puis les perfectionnements apportés dans l'attaque étaient assez
notables pour qu'on ne s'attachât plus à forcer les portes; on
pratiquait des galeries de mine, on affouillait les fondations des
tours, on les étançonnait avec du bois, et en mettant le feu à ces
soutiens, on faisait tomber des ouvrages entiers. On possédait des
engins destructifs assez puissants pour battre en brèche des points
saillants, ou pour jeter dans une place une si grande quantité de
projectiles de toutes sortes, des matières enflammées, infectantes,
qu'on la rendait inhabitable. Dès lors la défense des portes prenait
moins d'importance. Il ne s'agissait plus que de les mettre à l'abri
d'un coup de main, de les bien flanquer et de leur donner assez de
largeur pour qu'une troupe pût rentrer facilement après, une sortie, ou
prendre l'offensive en cas d'un échec essuyé par l'assiégeant.
Ces portes étroites et basses des XIIe et XIIIe
siècles, si prodigieusement garnies d'obstacles, prennent de l'ampleur;
les petites chicanes accumulées sous leurs passages disparaissent, mais
en revanche les flanquements et les ouvrages avancés sont mieux et plus
largement conçus; les défenses extérieures deviennent parfois ce qu'on
appelait alors des bastilles, c'est-à-dire de véritables forteresses à
cheval sur un passage.
Philippe le Bel fit élever, pendant les dernières années du XIIIe siècle, en face d' Avignon , une citadelle importante24,
ouverte par une seule porte, du côté accessible, c'est-à-dire au midi,
en face de la petite ville de Villeneuve-lez-Avignon. Cette porte est
flanquée de deux grosses tours couronnées de mâchicoulis. Son
ouverture, au point le plus étroit, est de 4m,20, largeur inusitée pour les portes des XIIe et XIIIe
siècles. Nous en donnons le plan à rez-de-chaussée (fig. 24). Entre
deux arcs en tiers-point, coule une première herse A, derrière
laquelle, en B, roulait une porte à deux vantaux. En C, est un
mâchicoulis, devant la seconde herse D, derrière laquelle également
était suspendue une seconde porte à double vantail. Les mâchicoulis de
couronnement défendent la première herse. On pénètre dans les deux
tours par les portes E, fermées par des vantaux à coulisse, manœuvrés
des salles du premier étage. Les deux herses A et D se manœuvraient
d'une salle voûtée située directement au-dessus du passage; deux
escaliers à vis montent du rez-de-chaussée aux salles du premier et à
la plate-forme supérieure, qui est dallée sur voûtes. Sur cette
plate-forme, au-dessus de la salle de manœuvre des herses, s'élève un
châtelet carré voûté en berceau, sur la plate-forme dallée duquel on
arrivait par une échelle de meunier passant par une trappe ménagée au
centre du berceau. Dans cette construction tout ouvrage de charpenterie
avait été exclu, afin de soustraire cette défense aux chances
d'incendie. La construction est traitée avec un soin extrême; élevée en
excellente pierre de Villeneuve, par assises réglées de 0m,27
de hauteur, elle n'a subi aucune altération. Les voûtes sont faites
avec la plus grande perfection, épaisses, bien garnies dans les reins
par une maçonnerie excellente. Les deux escaliers à vis donnent dans
des chambres, cachots et latrines, placés dans les épaulements qui
réunissent ces tours aux deux courtines voisines. Sur le flanc de
l'épaulement de gauche, on voit l'une de ces descentes de latrines,
tombant sur les dehors. Un pont-levis, d'une époque plus récente, avait
été disposé en avant de la première herse. Les abords de cette porte
étaient primitivement défendus par un ouvrage avancé, sorte de
barbacane qui est représentée dans la figure 25, donnant l'élévation
extérieure de la porte de Villeneuve-lez-Avignon. Cette élévation fait
voir, au centre, le châtelet carré qui surmonte la plate-forme et les
couronnements
crénelés des escaliers à vis qui, à droite et à gauche, servaient de
guette et complétaient la défense des deux pans coupés. Le châtelet,
par sa position dominante, commandait les abords et pouvait recevoir un
ou deux engins à longue portée. Des engins, pierriers, mangonneaux,
pouvaient également être dressés sur les plates-formes dallées des
tours. Par la suppression des combles en charpente on évitait donc les
incendies, et l'on rendait, par l'installation des machines de jet, les
approches plus difficiles; car ces engins remplissaient alors l'office
de nos pièces de rempart. Tout porte à croire que les deux pans coupés
qui unissent les tours aux courtines étaient principalement destinés à
recevoir de ces formidables machines qui, dans cette position,
battaient les assaillants qui eussent voulu s'approcher de la porte par
les flancs des deux tours. C'était ainsi, en effet, qu'on attaquait les
portes pendant les sièges, depuis le XIIe siècle. Les
assiégeants se gardaient de se présenter en face de ces portes,
toujours munies sur leur front. Ils formaient leur attaque, suivant une
ligne oblique, en se couvrant par des mantelets, des épaulements et des
galeries de bois, contre les projectiles des courtines; laissant les
barbacanes dont ils occupaient les défenseurs par des attaques
rapprochées, ils les prenaient latéralement, et arrivaient ainsi à la
base des tours des portes, au point le plus difficile à défendre25.
C'était en prévision de ce genre d'attaque que les constructeurs
militaires faisaient ces becs saillants, ces éperons renforçant les
tours des portes au point attaquable et obligeant l'assaillant à
s'éloigner de la tangente; mais dès l'instant que l'on pouvait munir
les couronnements des tours de machines de jet à longue portée, ce
moyen de défense rapprochée devenait superflu.
Une coupe faite suivant l'axe du passage de la porte de
Villeneuve-lez-Avignon (fig. 26), complétera l'intelligence de ce bel
ouvrage d'un aspect vraiment imposant. Cette coupe B indique la
coulisse de la première herse en C, les premiers vantaux en f, la coulisse de la seconde herse en D et les seconds vantaux en e.
On observera que, conformément à l'usage admis, autant que la
configuration du terrain le permettait, le sol du passage s'élève de
l'extérieur à l'intérieur. Au-dessus du passage, se voit la chambre de
manœuvre des deux herses, et au-dessus de cette salle le châtelet
supérieur, surmonté d'un engin à longue portée. Devant la seconde herse
D, s'ouvre un mâchicoulis. La figure A donne la coupe transversale du
passage fait sur ab en regardant du côté de l'entrée. En E, sont encore scellés les trois anneaux de fer, de 0m,25 de diamètre, qui servaient à suspendre les poulies nécessaires à la manœuvre des chaînes de la première herse.
Mais la place de Villeneuve-lez-Avignon est située sur une colline
de roches abruptes, et sa porte s'ouvre en face d'un contre-fort
descendant vers la plaine. Dans une pareille situation, il n'est besoin
ni de fossés, ni d'ouvrages avancés très-forts, car l'assiette du lieu
offre déjà un obstacle difficile à vaincre. La circulation des allants
et venants se borne à des sorties et à des rentrées d'une garnison. La
porte que nous venons de présenter ci-dessus est donc plutôt l'entrée
d'un château que d'une ville populeuse et dont les issues doivent être
laissées libres tout le jour. Les portes de la ville d' Avignon étaient bien, au XIVe siècle, des ouvrages disposés pour une cité fortifiée, mais contenant une population nombreuse et active.
Les remparts d' Avignon
furent élevés de 1348 à 1364. Ils étaient percés, soit du côté du
Rhône, soit du côté de la plaine, de plusieurs portes, parmi lesquelles
nous choisirons la porte Saint-Lazare, l'une des mieux conservées et
sur laquelle nous possédons des documents complets26.
La porte Saint-Lazare d' Avignon
fut détruite, ou du moins fort endommagée par une inondation formidable
de la Durance en 1358. Elle fut reconstruite sous Urbain V, vers 1364,
avec toute la partie des remparts qui s'étend de cette porte au rocher
des Doms, par l'un des architectes du palais des Papes, Pierre Obreri,
si l'on en croit la tradition.
Voici (fig. 27) le plan général de cette porte, avec le châtelet qui
la couvrait. Il ne reste plus aujourd'hui de ces constructions que la
porte A et les soubassements d'une partie du châtelet, mais des dessins
complets des ouvrages avancés nous sont conservés27.
Les arrivants se présentaient par une voie B sur le flanc du
châtelet; ils devaient franchir un premier pont-levis C, traverser
l'esplanade du châtelet diagonalement, se faire ouvrir une barrière D;
passer sur un second pont-levis E, entrer dans un ouvrage avancé F
fermé par le pont-levis et défendu par deux échauguettes avec
mâchicoulis; se présenter devant la porte protégée par une ligne de
mâchicoulis supérieurs, par une herse et par un second mâchicoulis
percé devant les vantaux. Le châtelet était complétement entouré par un
fossé G rempli d'eau, de même que le grand fossé H protégeait les
remparts. Ces fossés étaient alimentés par les cours d'eau naturels qui
cernent la ville sur toute l'étendue des murailles ne faisant pas face
au Rhône.
Trois tours peu élevées flanquaient le châtelet. On montait à
l'étage supérieur de ces tours et aux crénelages des courtines par les
escaliers K. Une vue cavalière (fig. 28), prise du point X de notre
plan, fera saisir l'ensemble de cette porte avec ses défenses
antérieures.
Les trois tours du châtelet étaient voûtées et couvertes par des plates-formes dallées à la hauteur du crénelage.
Il est facile de voir que le châtelet était ouvert à la gorge et
commandé par l'avant-porte, de même que cette avant-porte était
commandée par la tour carrée couronnant la dernière entrée. Cet ouvrage
était donc déjà construit suivant cette règle de fortification, que ce
qui défend doit être défendu.
La coupe longitudinale faite sur la porte A du plan et l'avant-porte
(fig. 29) fait saisir les détails de cette défense. En B, est le
pont-levis abaissé; en C, la porte qui conduit par un degré pris dans
l'épaisseur de la muraille au crénelage de l'avant-porte; en D, la
coulisse de la herse; en G, le mâchicoulis qui protège les vantaux H;
en I, le passage couvert par un plancher. La herse se manœuvrait du
palier K, auquel on montait par un escalier L posé sur la saillie du
mur inférieur; car il faut noter que le mur supérieur M est beaucoup
moins épais que le mur du rez-de-chaussée. Cet escalier L servait
d'ailleurs à dégager l'escalier marqué I sur le plan général, et qui
aboutissait en retour à côté de l'arcade plein cintre portant le jeu de
la herse. Du palier K, en prenant un escalier de bois, on montait à
l'étage supérieur sous la couverture, et l'on entrait sur le chemin de
ronde du crénelage par la porte P ménagée dans un tambour de pierre
posé à l'angle du crénelage. Chacune des portes des remparts d' Avignon
était munie d'une cloche, afin de pouvoir prévenir les défenseurs ou
les habitants en cas d'attaque ou de surprise. Si nous faisons une
section transversale sur la ligne ab de la figure 29 et du plan
général, en regardant l'entrée de l'avant-porte, nous obtenons le tracé
S. Le pont-levis étant relevé, son tablier fermait l'issue T, et ses
bras, passant à travers les deux rainures V, ainsi qu'il est marqué en
V' sur la coupe longitudinale, ne gênaient nullement la défense. Le
créneau milieu, ses deux meurtrières, restaient libres, et les deux
échauguettes latérales J flanquaient la porte. De la salle du premier
étage de la tour on passait sur les chemins de ronde des courtines par
les portes N. Du côté de la ville, un simple pan de bois Y percé de
baies fermait les étages supérieurs de la tour.
La figure 30 donne, en A, la face de l'ouvrage avec l'avant-porte,
et en B, la face de la tour, en faisant une section sur l'ouvrage
avancé.
La porte Saint-Lazare d' Avignon
est remarquable déjà par la simplicité des constructions. Ici on ne
voit plus cette accumulation d'obstacles dont la disposition compliquée
devait souvent embarrasser les défenseurs. Les portes d' Avignon
ne sont pas, il est vrai, très-fortes, mais elles ont bien le caractère
qui convient à l'enceinte d'une grande ville. La porte Saint-Lazare,
avec son boulevard ou barbacane extérieure, protégeait efficacement un
corps de troupes voulant tenter une sortie ou étant obligé de battre en
retraite. On pouvait, sur l'esplanade du boulevard, masser facilement
cinq cents hommes, protéger leur sortie au moyen des flanquements que
fournissaient les tours; et eussent-ils été repoussés, ils trouvaient
dans cette enceinte un refuge assuré, sans que le désordre d'une
retraite précipitée pût compromettre la défense principale, celle de la
porte tenant aux courtines. Enfin, le boulevard fût-il tombé aux mains
de l'assiégeant, les défenses étant ouvertes complétement du côté de la
ville, les assiégés, au moyen surtout de l'avant-porte crénelée,
pouvaient contraindre l'assaillant à se renfermer dans les trois tours
rondes et à laisser l'esplanade et les courtines libres, ce qui
facilitait un retour agressif.
La disposition des portes ouvertes à travers une simple tour carrée,
sans flanquements, appartient plus particulièrement à la Provence. Il
existait à Orange, à Marseille, et il existe encore à Carpentras, à
Aigues-Mortes, des portes de la fin du XIIIe et du commencement du XIVe
siècle, percées à travers des tours carrées sans échauguettes ou
tourelles flanquantes; tandis que les ouvrages de ce genre qui
appartiennent au domaine royal sont, sauf de très-rares exceptions,
munis de tours rondes ou de flanquements prononcés.
La petite ville de Villeneuve-sur-Yonne possède encore une très-jolie porte du commencement du XIVe siècle, qui, par la disposition de ses flanquements, mérite d'être signalée entre beaucoup d'autres.
Cette porte, modifiée au XVIe siècle, dans sa partie
supérieure, par de nouvelles toitures, laisse cependant voir toutes ses
dispositions primitives. La figure 31 en donne le plan.
En A, était un pont-levis flanqué par deux tourelles angulaires
formant éperons et pleines dans leur partie inférieure. En B, était un
large mâchicoulis, bouché aujourd'hui, qui protégeait la première herse
C. Des vantaux de bois fermaient le passage en E. En G, est la seconde
herse précédée d'un second mâchicoulis, et en I une seconde paire de
vantaux. On montait aux étages supérieurs de la porte et aux courtines
par les deux escaliers extérieurs H. En P, se présentaient obliquement,
à l'extérieur, deux grands mâchicoulis qui battaient le pont-levis et à
travers lesquels passaient les chaînes servant à enlever le tablier. Le
tracé M donne le plan de la partie supérieure de la porte. On voit les
deux échauguettes flanquantes crénelées qui commandent le pont et les
dehors; en N, les deux mâchicoulis obliques à travers lesquels passent
les chaînes O du pont-levis; en S, le treuil servant à manœuvrer les
chaînes; en T, la défense supérieure dominant tout l'ouvrage.
La figure 32 présente l'élévation extérieure de la porte de
Villeneuve-sur-Yonne. Cette élévation fait saisir la double fonction
des mâchicoulis obliques. Toute cette construction est élevée en
cailloux de meulière avec chaînes de pierre aux angles. Elle est bien
traitée et les mortiers en sont excellents. C'est peut-être à la bonté
de cette construction et au peu de valeur des matériaux que nous devons
sa conservation.
Une coupe longitudinale faite sur la partie antérieure de la porte
(fig. 33) fait voir la manœuvre du pont-levis et son mécanisme. Des
contre-poids, suspendus en arrière des deux longrines du tablier,
facilitaient son relèvement, lorsqu'on appuyait sur le treuil T. La
première herse abaissée, le mâchicoulis qui la protège était ouvert aux
défenseurs. Dans cet exemple, comme dans tous ceux précédemment donnés,
la défense n'agit que du sommet de la porte, et par la disposition des
échauguettes et des grands mâchicoulis obliques, le fossé ainsi que les
abords du pont pouvaient être couverts de projectiles.
On comprend qu'un pareil ouvrage, si peu étendu qu'il soit, devait
être très-fort. D'ailleurs les courtines avaient un grand relief, et
étaient renforcées sur le front opposé à la rivière par un gros donjon
cylindrique qui existe encore. Toute l'enceinte de cette petite ville,
si gracieusement plantée sur les bords de l'Yonne, n'était percée que
de quatre portes semblables, deux sur les fronts d'amont et d'aval, et
deux autres, l'une près du donjon, l'autre en face du pont jeté sur
l'Yonne. Six tours cylindriques plantées aux angles formés par les
courtines complétaient les défenses. Quant au donjon, il est séparé de
la courtine, qui s'infléchit en demi-cercle pour lui faire place, par
un fossé. Il ne se reliait au chemin de ronde que par un pont volant et
était percé, vers les dehors, d'une poterne au niveau de la
contrescarpe du fossé.
En 1374, le roi Charles V fit refaire l'enceinte de Paris sur la
rive gauche, en reculant les murs fort au delà des limites établies
sous Philippe-Auguste. Cette nouvelle enceinte suivait à peu près la
ligne actuelle des boulevards intérieurs et était percée de six portes,
qui étaient, en partant d'amont, les portes Saint-Antoine, du Temple,
Saint-Martin, Saint-Denis, Montmartre, Saint-Honoré. La plupart de ces
portes étaient établies sur plan carré ou barlong avec tourelles
flanquantes. L'une des plus importantes, et dont il nous reste des
gravures, était la porte Saint-Denis28. «Nos roys, dit Du Breul29,
faisans leurs premières entrées dans Paris, entrent par cette porte,
qui est ornée d'un riche avant-portail, où se voyent par admiration
diverses statues et figures qui sont faictes et dressées exprès, avec
plusieurs vers et sentences pour explications d'icelles... C'est aussi
par cette porte que les corps des défuncts rois sortent pour être
portez en pompes funèbres à Saint-Denys en France...» La porte
Saint-Denis de Paris était bâtie fort en saillie sur les courtines et
formait un véritable châtelet, dans lequel on pouvait faire loger un
corps de troupes. En 1413, le duc de Bourgogne se présenta devant Paris
vers Saint-Denis, dans l'intention, disait-il, de parler au roi; mais,
dit le Journal d'un bourgeois de Paris sous le règne de Charles VI30,
«on lui ferma les portes, et furent murées, comme autreffois avoit
esté, avecques ce très grant foison de gens d'armes les gardoient jour
et nuyt...»
Et en effet, la plupart de ces portes furent murées plusieurs fois
pendant les guerres des Armagnacs et Bourguignons. Ainsi, à cette
époque encore, au commencement du XVe siècle, on ne se fiait
pas tellement aux fermetures ordinaires des portes de villes qu'on ne
se crût obligé de les murer en cas de siège. Il faut dire que ce moyen
était particulièrement adopté lorsqu'on craignait quelque trahison de
la part des habitants. Alors les portes devenaient des bastilles, des
forts, permettant de réunir des postes nombreux sur l'étendue des
remparts.
Les portes bâties à Paris sous Charles V se prêtaient parfaitement à
ce service, ainsi qu'on peut le reconnaître en examinant la vue
cavalière que nous donnons de la porte de Saint-Denis (fig. 34). La
grande saillie que présentait cet ouvrage sur les courtines donnait un
bon flanquement pour l'époque, et avait permis l'établissement d'une
fausse braie, avec petit fossé intérieur entre ces courtines et le
large fossé qui était alimenté par des cours d'eau, aujourd'hui en
partie perdus sous les constructions modernes de la ville31.
Cette porte fut restaurée ou plutôt modifiée au XVIe
siècle. Les crénelages supérieurs furent remplacés par des parapets
destinés à recevoir de l'artillerie. Elle fut démolie sous Louis XIV,
pour être remplacée par l'arc triomphal qui existe encore aujourd'hui
et qui se reliait à un système de courtines et de bastions non revêtus.
Notre vue cavalière fait voir la petite cour intérieure, qui était
nécessairement entourée de meurtrières au premier étage, de façon à
couvrir de projectiles les assaillants qui auraient pu forcer le
pont-levis. Le premier étage contenait ainsi des salles sur les quatre
côtés de la cour, pouvant renfermer une assez nombreuse garnison. Deux
escaliers pratiqués dans les tourelles en arrière-corps desservaient
ces salles et l'étage supérieur crénelé, couvert en terrasse.
Probablement les arcades latérales étaient percées de larges
mâchicoulis, et dans leurs murs de fond donnant sur la cour s'ouvraient
des meurtrières enfilant l'intervalle entre la fausse braie et la
courtine.
En dehors, des barrières et palissades défendaient les approches du ponceau32,
protégé lui-même par un crénelage et deux échauguettes. Comme tous les
ouvrages élevés à Paris pendant le moyen âge, ces portes étaient bien
exécutées en maçonnerie revêtue de pierres de taille, et possédaient ce
caractère grandiose, monumental, qui indiquait la grande ville.
Cette enceinte, percée de belles portes, s'appuyait à l'est sur la
Bastille, construite en même temps, mais achevée seulement au
commencement du règne de Charles VI33.
Vers le commencement du XVe siècle, l'art de la
fortification des places tendait à se modifier. Du Guesclin avait pris
de vive force un si grand nombre de places sans recourir à la méthode
régulière des sièges, que l'on devait chercher dorénavant à éloigner
les assaillants par des ouvrages avancés étendus, particulièrement en
dehors des portes; ouvrages qui formaient de larges boulevards
quelquefois reliés entre eux par des caponnières en terre ou de simples
palissades. On reconnaissait, au moment où l'artillerie à feu
commençait à jouer un rôle dans les sièges, qu'il était important de
couvrir les approches des portes par des terrassements ou des murs
épais, peu élevés, commandés par les courtines et les tours.
Il existe encore à Nevers une belle porte de la fin du XIVe siècle ou des premières années du XVe,
qui possède les restes très-apparents du grand ouvrage avancé qui la
protégeait. La porte du Croux (c'est ainsi qu'on la nomme) se compose
(fig. 35) d'un boulevard A, avec épaisse muraille basse B sur les
chemins de ronde, de laquelle on montait par un escalier C, pris dans
l'épaisseur d'un mur de contre-garde D, qui flanque la porte extérieure
E, protégée par un fossé F et fermée par un pont-levis. Cette première
entrée était enfilée par la courtine D'. Un corps de troupes pouvait
être massé dans l'espace A, qui avait à peu près la forme d'un bastion
et qui n'était mis en communication directe avec le chemin G que par la
poterne H. Si l'assaillant parvenait à forcer la première porte E, il
se trouvait pris en flanc par les défenseurs logés en A. Peut-être
existait-il autrefois un pont volant mettant le boulevard A en
communication avec les remparts de la ville. L'espace I n'était qu'une
berge, et en K était creusé le fossé entourant les murs de la place. La
porte L, peu étendue, flanquait les épaisses courtines M. Elle était
fermée par des ponts-levis et des vantaux en P. Outre l'issue destinée
aux chariots, cette défense possède une poterne latérale, avec petit
pont-levis particulier, suivant un usage généralement admis depuis le
XIVe siècle. Le couloir de cette poterne, détourné, bien que
permettant le jeu du bras du petit pont-levis, était mis en
communication avec la ville par la porte R, et avec le grand passage
charretier par la porte S. Des barres étaient encore placées en T, de
sorte que si l'on voulait faire entrer des piétons ou une ronde dans la
ville, on abaissait seulement le pont-levis de la poterne, et ces gens
devaient se faire reconnaître par la garde postée en L avant de pouvoir
pénétrer dans la cité. Le couloir de la poterne, par sa configuration
irrégulière, rendait le passage des piétons plus difficile, et faisait
que, toutes les petites portes étant ouvertes, un homme placé sur le
pont-levis ne pouvait voir ce qui se passait au delà de la défense,
dans l'intérieur de la ville. On arrivait au premier étage de la porte
par l'escalier O, et de ce premier étage aux crénelages et mâchicoulis
supérieurs par un escalier intérieur de bois.
La figure 36 donne l'élévation extérieure de l'ouvrage principal. On
voit, dans cette élévation, les deux rainures du grand pont-levis et
celle unique du pont-levis de la poterne. Les faces de la tour sont
défendues, sur les trois côtés extérieurs, par des mâchicoulis
crénelés, et les angles par deux échauguettes dont le sol est un peu
relevé au-dessus de celui des mâchicoulis. Ceux-ci ne se composent que
de consoles de pierre avec mur mince crénelé posé sur leur extrémité.
Des planches placées sur les consoles permettaient aux défenseurs de se
servir des créneaux et meurtrières, et de jeter des pierres, entre ces
consoles, sur les assaillants.
Nous allons indiquer quels étaient la disposition et le mécanisme de ces ponts-levis des XIVe et XVe
siècles. Soit (fig. 37) une porte d'une largeur et d'une hauteur
suffisantes pour permettre le passage des cavaliers et des chariots,
c'est-à-dire ayant environ, suivant l'usage admis au XIVe siècle, 3m,50 de hauteur sur 3m,50
de largeur. Cette porte est présentée en A vue extérieurement, et en B
vue intérieurement, suivant une coupe transversale faite sur le
passage. En C, est l'une des rainures du pont-levis telle qu'elle se
montre sur le dehors, et en C', masquée par le parement intérieur de la
salle du premier étage. Le plan D fait au niveau ab explique la
position de ces rainures. Sur les élévations A, B, le pont-levis est
supposé abaissé. La coupe longitudinale G explique le jeu du
pont-levis. Celui-ci est relevé en appuyant sur les chaînes E; alors la
partie postérieure F des bras I, entraînée par des poids, tombe en F',
après avoir décrit un arc de cercle, et les bras I viennent se loger en
I'. Le tablier K, en décrivant un arc de cercle sur ses tourillons,
s'élève en K' et bouche l'entrée; les bras étant en retraite, les
chaînes se tendent suivant un angle, et obligent ainsi le tablier à
s'appuyer sur les montants et l'arc de la porte. Il faut, bien entendu,
que la longueur des chaînes soit calculée pour obtenir ce résultat et
pour laisser aux bras une inclinaison qui facilite le premier effort de
relèvement. Le tablier est composé d'un châssis de fortes solives avec
croix de Saint-André, sur lesquelles sont cloués les madriers. Une
autre croix de Saint-André et des traverses rendent solidaires les deux
bras à l'intérieur.
En L, nous montrons l'un des tourillons des bras, et en M l'entaille ferrée dans la pierre, destinée à recevoir ces tourillons.
On a de nos jours rendu la manœuvre des ponts-levis plus facile et
plus sûre, au moyen de treuils, de poulies avec chaînes à la Vaucanson,
mais le principe est resté le même.
Les ponts-levis des poternes se relevaient au moyen d'un seul bras,
à l'extrémité extérieure duquel était suspendue une fourche de fer
recevant les deux chaînes. Mais nous aurons l'occasion de parler de ces
ponts-levis en nous occupant spécialement des poternes34.
L'emploi de l'artillerie à feu contre les places fortes obligea de
modifier quelques-unes des dispositions défensives des portes dès le XVe siècle: mais alors l'artillerie de siège était difficilement transportable35,
et le plus souvent les armées assiégeantes n'avaient que des pièces de
petit calibre; ou bien si elles parvenaient à mettre en batterie des
bombardes d'un calibre très-fort, ces sortes de pièces n'envoyaient que
des boulets de pierre en bombe, comme les engins à contre-poids. Si ces
gros projectiles, en passant par-dessus les murailles d'une place
assiégée, pouvaient causer des dommages, ils ne faisaient pas brèche et
rebondissaient sur les parements des tours et courtines, pour peu que
les maçonneries fussent épaisses et bien faites. Les ingénieurs
militaires ne se préoccupaient donc que médiocrement de modifier
l'ancien système défensif, quant aux dispositions d'ensemble, et
n'avaient guère apporté de changements que dans les crénelages, afin de
pouvoir y poster des arquebusiers. Nous avons un exemple de ces changements dans une des portes antérieures de la petite ville de Flavigny
(Côte-d'Or). Cette porte (fig. 38) est encore flanquée de deux tours
cylindriques percées de meurtrières à la base, à mi-hauteur et au
sommet. Ces meurtrières, faites pour de très-petites bouches à feu,
sont circulaires. La porte elle-même, ainsi que sa poterne, est
surmontée d'un mâchicoulis avec parapet percé également de meurtrières
circulaires. Cet ouvrage précède une porte du XIVe siècle, en partie démolie aujourd'hui et qui était fermée par une herse et des vantaux.
La figure 39 donne en A la face intérieure de la porte présentée en
perspective extérieurement dans la figure 38. On remarquera que chaque
console de mâchicoulis porte une séparation en pierre qui donne de la
force au parapet. Cette disposition est d'ailleurs expliquée par la
coupe B. Il faut ajouter que cette porte s'ouvre au sommet d'un
escarpement, et que le chemin qui y conduit a une très-forte pente. Il
n'était besoin, dans une telle situation, ni de fossés, ni de
pont-levis par conséquent; l'assaillant qui se présentait devant cette
entrée ayant à dos un précipice. Toute simple qu'elle est, cette porte
est un joli exemple des constructions militaires de l'époque de
transition, au moment où les architectes se préoccupent de l'emploi des
bouches à feu.
Olivier de Clisson, le frère d'armes de du Guesclin, qui fit aux
Anglais une guerre si désastreuse, était un général d'un rare mérite,
et qui fortifia un assez grand nombre de châteaux en Poitou, sur les
frontières de la Bretagne et de la Guienne. Il adopta, pour les
défenses des portes, un système qui paraît lui appartenir. Il élevait
une tour ronde sur un pont, et la perçait d'un passage fermé par des
herses et des vantaux. Sur le pont de Saintes, il existait une porte de
ce genre36,
et l'on en voit encore quelques-unes dans les provinces de l'Ouest. Une
des portes de l'enceinte du château de Montargis présentait cette
disposition, et le vide central de cette tour, à ciel ouvert,
permettait d'écraser, du sommet de l'ouvrage, les assaillants qui se
seraient introduits entre les deux portes percées dans les parois
opposées du cylindre37.
Les tours rondes servant de portes, qui paraissent appartenir à
l'initiative du connétable Olivier de Clisson, sont habituellement
très-hautes, c'est-à-dire donnant un commandement considérable sur les
alentours. Elles sont isolées et ne se relient pas aux courtines des
enceintes. Ce sont de petites bastilles à cheval sur un pont, de sorte
que les assiégés enfermés dans ces postes, n'ayant que des moyens de
retraite très-peu sûrs, étaient plus disposés à se défendre à outrance.
Il arrivait assez fréquemment, en effet, que les portes se reliant aux
courtines, si bien munies qu'elles fussent, devenant l'objet d'une
attaque très-vive et tenace, étaient abandonnées peu à peu par les
défenseurs, qui trouvaient, par les chemins des courtines voisines, un
moyen de quitter facilement la partie, sous le prétexte d'étendre le
champ de la défense. Enfermée dans une tour isolée servant de porte, la
garnison n'avait d'autre ressource que de lutter jusqu'à la dernière
extrémité. La disposition qui semble avoir été systématiquement adoptée
par le connétable Olivier de Clisson est, d'ailleurs, conforme au
caractère énergique jusqu'à la férocité de cet homme de guerre38.
C'est ainsi que beaucoup des ouvrages militaires du moyen âge prennent
une physionomie individuelle, et qu'il est bien difficile, par quelques
exemples, de donner un aperçu de toutes les ressources trouvées par les
constructeurs. Aussi ne prétendons-nous ici que présenter quelques-unes
des dispositions les plus généralement admises ou les plus
remarquables. Il n'est pas douteux, d'ailleurs, que dans les
constructions militaires du moyen âge, les idées personnelles des
seigneurs qui les faisaient élever n'eussent une influence particulière
considérable sur les dispositions adoptées, et que ces seigneurs, en
bien des circonstances, fournissent eux-mêmes les plans mis à
exécution, tant est grande la variété de ces plans. Il est bon
d'observer encore que si, pendant le moyen âge, les constructions des
églises et des monastères sont souvent négligées; que s'il est évident,
dans ces constructions, que la surveillance a fait défaut, on ne
saurait faire le même reproche aux travaux militaires. Ceux-ci, bien
que très-simples, ou élevés à l'aide de moyens bornés parfois, sont
toujours faits avec un soin extrême, indiquant la surveillance la plus
assidue, la direction du maître. C'est grâce à cette bonne exécution
que nous avons conservé en France un aussi grand nombre de ces
ouvrages, malgré les destructions entreprises d'abord par la monarchie,
à dater du XVIe siècle, pendant la révolution du dernier siècle, et enfin par les communes, depuis cette époque.
Avant de passer à l'examen des poternes, nous devons dire quelques
mots des portes de barbacanes, c'est-à-dire appartenant à de grands
ouvrages avancés, portes qui présentent des dispositions particulières.
Ce ne fut guère qu'au XIIIe siècle que l'on se mit à
élever des barbacanes en maçonnerie. Jusqu'alors ces ouvrages avancés,
destinés à faciliter les sorties de troupes nombreuses, ou à pratiquer
des retraites, étaient généralement élevés en bois, et ne consistaient
qu'en des terrassements avec fossés et palissades. Mais les
assiégeants, mettant le feu à ces ouvrages, rendaient leur défense
impossible; on prit le parti, en dehors des places importantes, de
construire des barbacanes en maçonnerie, et de les appuyer par des
tours, au besoin. Toutefois on cherchait toujours à ouvrir ces défenses
du côté opposé aux remparts formant le corps de la place, afin
d'empêcher les assiégeants qui s'y seraient logés de pouvoir s'y
maintenir. Les portes des barbacanes sont conçues suivant ces
principes, et les défenses qui les composent sont ouvertes à la gorge.
Vers la fin de son règne, le roi Louis IX fit relever l'enceinte extérieure et réparer le château de la cité de Carcassonne.
Du côté de la ville, il fit construire une barbacane sur plan
semi-circulaire, qui défendait l'approche de la porte du château, porte
que nous avons donnée figures 3, 4, 5 et 639. La barbacane du château de Carcassonne,
en forme de demi-lune, s'ouvre, sur les rues de la cité, par une porte
d'une construction aussi simple que bien entendue; et cette porte, ne
débordant pas le nu du mur circulaire composant la barbacane, est
ouverte entièrement du côté de l'intérieur, de sorte que les défenseurs
de l'entrée du château pouvaient voir complétement ceux de la porte de
la barbacane et même leur donner des ordres. Si les assiégeants
s'emparaient de cette première entrée, il était facile de les couvrir
de projectiles.
Voici, figure 40, en A, le plan de cette porte au niveau du sol,
l'extérieur de la barbacane étant en B. Un mâchicoulis C défend les
vantaux se fermant en D. En E, est l'entrée de l'escalier à ciel ouvert
qui monte à l'étage supérieur; en F, une armoire destinée à renfermer
les falots et autres ustensiles nécessaires au service. Le plan G est
pris à l'étage supérieur crénelé, auquel on arrive par l'escalier I et
le degré J. Les chemins de ronde K de la courtine circulaire sont
placés à un mètre en contre-bas du sol L. On voit en M l'ouverture du
mâchicoulis qui protège les vantaux. Des créneaux latéraux enfilent les
chemins de ronde, qui sont isolés de l'étage défensif de l'ouvrage par
deux portes O. Cet étage supérieur, comme l'entrée à rez-de-chaussée,
est commandé par les défenses de la porte du château.
La figure 41 présente l'élévation extérieure de cette porte, et la
figure 42 sa coupe faite sur son axe. L'aspect de l'ouvrage, pris de
l'intérieur de la barbacane, est reproduit dans la vue perspective,
figure 43. Il est aisé de reconnaître, en examinant cette dernière
figure, que les défenses supérieures, comme l'entrée, sont ouvertes du
côté du château, et qu'il était dès lors difficile à un assiégeant de
s'y maintenir en face de la grande défense qui protége la porte que
nous avons donnée figures 3, 4 et 5.
Assez généralement, cependant, les portes des barbacanes s'ouvraient
latéralement dans des rentrants, afin d'être bien couvertes par les
saillants, et alors elles n'étaient que des issues ne se défendant pas
par elles-mêmes40. Ces barbacanes, vers le commencement du XIVe
siècle, prirent une importance plus considérable au point de vue de la
défense; elles se munirent de tours, ainsi que nous l'avons montré plus
haut en nous occupant de la porte Saint-Lazare d' Avignon ;
elles prirent le nom de châtelets, de bastilles, de boulevards, et
leurs portes, tout en étant commandées par les ouvrages intérieurs,
furent souvent flanquées de tourelles ou d'échauguettes. Telles étaient
défendues la porte des deux moulins, à la Rochelle, située derrière la tour du phare41; celles de Saint-Jean-d'Angély, de Saint-Jacques, à Paris; d'Orléans, etc.
Parmi ces portes précédées de bastilles, une des plus remarquables,
était celle du château de Marcoussis, qui datait de la fin du XIVe
siècle, et dont la destruction est si regrettable. Là le système
défensif était complet. L'avant-porte s'ouvrait sur le côté d'un
châtelet carré, défendu par deux tours. Du châtelet on communiquait à
l'entrée de la forteresse par un pont fixe, de bois, jeté sur un large
fossé plein d'eau, et un pont-levis. Cette entrée était flanquée de
deux grosses tours, puis s'élevait au delà la tour du coin, surmontée
d'une guette très-élevée qui permettait de voir tout ce qui se passait
dans le châtelet et au dehors. La porte du château et ses ouvrages de
défense commandaient absolument le châtelet à très-petite portée42.
[modifier] PORTES DE DONJONS. POTERNES.
Les donjons possédaient des portes défendues d'une façon toute
spéciale. Ces portes étaient souvent relevées au-dessus du niveau du
sol extérieur, afin de les mettre à l'abri d'une attaque directe; des
échelles de bois étaient alors disposées par la garnison pour pouvoir
entrer dans ces réduits ou en sortir. Mais on comprend que cette
disposition présentait de graves inconvénients. Si les défenseurs du
château ou de la ville étaient obligés de se réfugier précipitamment
dans le donjon, ce moyen d'accès était insuffisant, et il advenait
(comme cela s'est présenté pendant la dernière phase du siége du
château Gaillard par Philippe-Auguste43)
que les défenseurs, pris de court, n'avaient pas le temps de rentrer
dans le réduit. Aussi chercha-t-on à rendre les portes de donjons aussi
difficiles à forcer que possible, en laissant aux assiégés les moyens
de se réfugier en masse serrée dans la défense extrême, s'ils étaient
pressés de trop près. Beaucoup de donjons possédaient deux poternes,
l'une apparente, l'autre souterraine, qui communiquait avec les dehors,
de telle sorte que si une garnison pensait ne pouvoir plus tenir dans
la place, soit par suite de la vigueur de l'attaque, soit par défaut de
vivres, elle pouvait se dérober et ne laisser aux assaillants qu'une
forteresse vide. Les gros donjons normands sur plan-carré étaient
habituellement ainsi disposés44.
Mais cependant, une fois les garnisons enfermées dans leurs murs, il
leur devenait bien difficile de les franchir devant un ennemi avisé,
soit pour s'échapper, soit pour tenter des sorties offensives, car les
poternes souterraines n'étaient pas tellement secrètes que l'assiégeant
ne pût en avoir connaissance, et les portes relevées au-dessus du sol
extérieur étaient difficiles à franchir en présence de l'assiégeant.
Ces problèmes paraissent avoir préoccupé le constructeur de l'admirable
donjon de Coucy. Ce donjon possède une porte percée au niveau de la
contrescarpe du fossé creusé entre la tour et sa chemise, et une petite
poterne relevée au niveau du chemin de ronde de cette chemise, chemin
de ronde qui est mis en communication, par un escalier, avec une
poterne aboutissant aux dehors de la place45.
La porte du donjon de Coucy, percée à rez-de-chaussée, est combinée
avec un soin minutieux; elle permet à la garnison, soit de franchir
rapidement ce fossé, soit de descendre sur le sol dallé qui en forme le
fond, et de joindre la poterne extérieure, soit de protéger un corps de
troupes pressé de très-près par des assaillants; de plus, cette porte
est, contrairement aux habitudes du temps, très-richement décorée de
sculptures d'un beau style.
La figure 44 donne en A le plan de cette porte, et en B sa coupe
longitudinale. Elle se fermait (voy. la coupe) au moyen d'un pont à
bascule, d'une herse, d'un vantail avec barres rentrant dans
l'épaisseur de la maçonnerie46,
et d'un second vantail également barré. Le pont à bascule était relevé
au moyen du treuil C posé dans une chambre réservée au-dessus du
couloir, chambre à laquelle on arrive par l'unique escalier du donjon47.
Ce treuil était disposé de manière qu'on pût en même temps abaisser le
pont et relever la herse, les deux chaînes du pont et celles de la
herse s'enroulant en sens inverse sur son tambour. Mais c'est dans la
disposition du tablier du pont que l'on constate le soin apporté par
les constructeurs sur ce point de la défense. Le tablier du pont
roulait sur un axe, sa partie postérieure décrivant l'arc de cercle ab. Lorsqu'il était arrivé au plan horizontal, il était maintenu fixe par une jambe mobile c', qui tombait dans une entaille pratiquée dans l'assise en saillie e;
alors son plancher se raccordait à niveau avec un tablier fixe de bois
G qui traversait le fossé, tablier dont les deux longrines latérales H
s'appuyaient sur deux corbeaux I. Ce tablier fixe pouvait être lui-même
facilement démonté, si les assiégés voulaient se renfermer absolument
dans le donjon. En effet, un chevalet K incliné, dont les pieds
entraient dans trois entailles L, était arrêté à sa tête par des
chantignoles M maintenues par des clefs m. En faisant tomber
ces clefs par un déchevillage facile à opérer de dessus le pont, le
chevalet s'abattait; on enlevait, dès lors, facilement les longrines,
et toute communication avec le dehors était interrompue en apparence.
Cependant, si nous examinons le tablier du pont à bascule indiqué
séparément en N, on remarquera qu'une partie O de ce tablier est
disposée en façon d'échelle. Cette partie était mobile et roulait sur
l'axe D. En enlevant une cheville de fer, marquée sur notre figure, la
partie mobile O tombait et venait s'abattre en n (voy. la
coupe). À cette partie mobile du tablier était suspendu un bout
d'échelle P, qui, le tablier abattu, pendait en P'; dès lors les
assiégés pouvaient descendre dans le fossé par cette échelle, et là ils
étaient garantis par le petit ouvrage R en maçonnerie percé d'archères.
De ce réduit, ils descendaient par quelques marches sur le sol dallé
formant le fond du fossé, et pouvaient se diriger vers la poterne de la
chemise qui communique avec les dehors de la place. Le tablier mobile
du pont étant relevé, la partie O servant d'échelle pouvait être
abattue, et la garnison trouvait ainsi un moyen de sortie sans avoir
besoin d'abaisser le pont; il suffisait alors d'ouvrir les vantaux
intérieurs et de lever la herse, ce qu'on pouvait faire sans abattre le
pont, en décrochant les chaînes du tambour du treuil. La partie mobile
O du pont était relevée au moyen de la chaîne S. Le plan A indique la
charpente du pont à bascule et celle du tablier fixe, ses longrines
étant tracées en d. On voit que, d'un côté, en f, il
reste, entre la longrine et le tablier du pont à bascule, un espace
vide assez large. Cet espace se trouve réservé du côté où l'assiégeant
pouvait plus facilement se présenter au fond du fossé. C'était un
mâchicoulis, car de ces longrines aux barres d'appui g,
indiquées sur la coupe, on devait établir, en cas d'attaque, des
mantelets percés d'archères, pour battre le fossé. De ce côté, il
existe également au-dessous des corbeaux h (voy. le plan) un
épaulement en pierre qui masquait le dessous du pont et les défenseurs
descendant par les échelles. En T, nous avons tracé la coupe
transversale du passage fait sur la chambre de levage et regardant vers
l'entrée.
La figure 45 complète cette description; elle donne l'élévation de
la porte du donjon de Coucy, avec toutes les traces existantes du
mécanisme du pont à bascule. On voit en a les trois entailles recevant les pieds du chevalet; en b, le petit terre-plein défendu descendant au fond du fossé; en c, l'entaille recevant la jambette du pont à bascule, pour le maintenir horizontal; en d, l'épaulement formant garde; en e, les corbeaux recevant les longrines du pont fixe; en f, les entailles des barres d'appui; en g, les poulies de renvoi des chaînes du pont à bascule. Le niveau dallé du fond du fossé est en h. En l, est tracée la coupe du pont à bascule, avec sa partie mobile servant d'échelle, en i.
Le tympan de la porte est décoré d'un bas-relief représentant le
sire de Coucy combattant un lion, conformément à la légende. Des
personnages en costumes civils ornent la première voussure, des
crochets feuillus la seconde. On observera que des deux barres d'appui f', la barre f'
seule est placée à l'aplomb de la longrine isolée du tablier et
laissait un mâchicoulis ouvert: c'est que cette barre d'appui, étant
placée du côté attaquable, se trouvait réunie, comme nous l'avons dit,
à la longrine par un mantelet en bois percé d'archères. Par la même
raison, de ce côté, l'épaulement d était destiné à empêcher les
traits qui auraient pu être lancés par les assiégeants obliquement, de
frapper, en ricochant, les défenseurs descendant par l'échelle au fond
du fossé.
Tout est donc prévu avec une subtilité rare dans cet ouvrage; mais
il faut reconnaître que le donjon de Coucy est une œuvre incomparable,
conçue et exécutée par des hommes qui semblent appartenir à une race
supérieure. Dans cette forteresse, l'art le plus délicat, la plus belle
sculpture, se trouvent unis à la puissance prévoyante de l'homme de
guerre, comme pour nous démontrer que l'expression de l'utile ne perd
rien à tenir compte de la beauté de la forme, et qu'un ouvrage
militaire n'en est pas moins fort parce que l'ingénieur qui l'élève est
un artiste et un homme de goût. À côté de cette œuvre vraiment
magistrale, la plupart des portes de donjons ne sont que des issues peu
importantes. Leurs fermetures consistent en des herses ou des ponts à
bascule, ou de simples vantaux protégés par un mâchicoulis. Nous devons
mentionner cependant les portes étroites munies d'un pont-levis à un
seul bras, et qui se voient dans les ouvrages militaires des XIVe et XVe siècles.
Voici (fig. 46) quelle est la disposition la plus générale de ces
portes. Elles se composent d'une baie d'un mètre de largeur au plus et
de 2 mètres à 2m,50 de hauteur, surmontée d'une rainure
destinée à loger le bras unique supportant une passerelle mobile. En A,
est présentée la face de la porte extérieurement; en B, sa coupe; en C,
son plan. L'unique bras D, suspendant la passerelle, pivote sur les
tourillons a, et vient, étant relevé, se loger dans la rainure E. Alors le tablier G entre dans la feuillure g
et ferme hermétiquement l'entrée. Ce tablier est suspendu au moyen
d'une chaîne à laquelle est attaché un arc de fer K, qui reçoit deux
autres chaînes L, lesquelles portent le bout de la passerelle M. Le
bras relevé, l'arc de fer vient se loger en l, et les chaînes,
étant inclinées en retraite, forcent le tablier à entrer en feuillure;
presque toujours une herse ferme l'extrémité postérieure du passage de
la porte, comme l'indique notre figure. Nous avons donné quelques
exemples de portes de villes qui possèdent, à côté de la porte
charretière, une de ces poternes à pont-levis, mue par un seul bras
(voy. fig. 34 et 35). Lorsqu'il s'agissait de faire sortir ou rentrer
une ronde ou une seule personne la nuit, on abaissait la passerelle de
la poterne; on évitait ainsi de manœuvrer le grand pont-levis, et l'on
n'avait pas à craindre les surprises. Quelquefois, pour les entrées des
donjons, la passerelle consistait en une échelle qui s'abattait
jusqu'au sol, alors la chaîne était mue par un treuil et un bras.
Mais il est une série de poternes de places fortes qui présentent
une disposition toute spéciale. Il fallait, lorsque ces places
contenaient une garnison nombreuse, pouvoir les approvisionner
rapidement, non-seulement de projectiles, d'armes et d'engins, mais
aussi de vivres. Or, si l'on considère que la plupart de ces places
sont situées sur des escarpements; que leur accès était difficile pour
des chariots; que les entrées en étaient étroites et rares; qu'en temps
de guerre, l'affluence des charrois et des personnes du dehors devenait
un danger; que les gardes des portes devaient alors surveiller avec
attention les arrivants; que parfois on s'était emparé de villes et de
châteaux en cachant dans des charrettes des hommes armés et en
obstruant les passages des portes, on comprendra pourquoi les
approvisionnements se faisaient du dehors sans que la garnison fût
obligée d'abaisser les ponts et de relever les herses. Alors ces
approvisionnements étaient amenés à la base d'une courtine, en face
d'une poterne très-relevée au-dessus du sol extérieur, dans un endroit
spécial, bien masqué et flanqué; ils étaient hissés dans la forteresse
au moyen d'un plan incliné, disposé en face de cette poterne. Il y avait au Mont-Saint-Michel-en-mer
une longue trémie ainsi pratiquée sur l'un des flancs de la forteresse
supérieure, en face de la porte de mer. Cette trémie, en maçonnerie,
aboutissait à une poterne munie d'un treuil, et ainsi les vivres et
tous les fardeaux étaient introduits dans la place, sans qu'il fût
nécessaire d'ouvrir la porte principale. Cette trémie fonctionne
encore, et les approvisionnements de la forteresse ne se font que par
cette voie. Le château de Pierrefonds possédait aussi sa poterne de
ravitaillement. Nous avons indiqué sa position dans le plan de ce
château (voy. Château, fig. 24, et Donjon,
fig. 41 et 44). Le château de Pierrefonds pouvait facilement contenir
une garnison de 1200 hommes; il fallait donc trouver les moyens de la
munir d'une quantité considérable de vivres et d'objets de toutes
sortes, d'armes et de projectiles, en un court espace de temps, si
comme il arrivait souvent pendant le moyen âge, on se trouvait tout à
coup dans la nécessité de se mettre en défense. Eût-il fallu introduire
les chariots, les bêtes de somme et les gens du dehors dans la cour du
château, pour compléter le ravitaillement, que l'encombrement eût été
extrême, que la place eût été ouverte à tout ce monde, et qu'il eût été
impossible à l'intérieur, pendant ce temps, de préparer la défense et
d'adopter les mesures d'ordre nécessaires en pareil cas. La cour,
embarrassée par tous ces chariots, ces ballots, ces bêtes et ces gens,
n'eût présenté que confusion; impossible alors de faire entrer et
sortir des gens d'armes, de disposer des postes, et surtout de cacher
ses moyens de défense. On conçoit alors pourquoi l'architecte du
château avait combiné une poterne permettant l'introduction de ces
approvisionnements, sans que les gens du dedans fussent gênés ni
ralentis dans leurs dispositions, et sans qu'il fût nécessaire de faire
entrer ni un chariot, ni un homme étranger à la garnison dans la place.
Non-seulement la poterne de ravitaillement du château de Pierrefonds
est élevée de 10 mètres au-dessus du chemin extérieur qui pourtourne la
forteresse; mais elle donne dans une cour spéciale, séparée elle-même
de la cour principale du château par une porte fermée par une herse,
par des vantaux, et protégée par les mâchicoulis (voy. Château, fig. 24, et Donjon,
fig. 41). Cette poterne de ravitaillement est percée à travers une
haute courtine ayant 3 mètres d'épaisseur. Son seuil, comme nous venons
de le dire, est placé à 10 mètres au-dessus du niveau du sol extérieur.
Un plan incliné, en maçonnerie et charpente, s'élevait du chemin
jusqu'à un niveau en contre-bas de 2 mètres du seuil et à 4 mètres de
distance de la courtine. Il restait ainsi, entre le sommet du plan
incliné et la poterne, une coupure qui était franchie par le pont-levis
lorsqu'on l'abattait. La figure 47 nous aidera à expliquer cet ouvrage.
En A, est tracé le plan de la poterne; deux contre-forts a,
destinés à masquer le tablier du pont lorsqu'il est relevé s'élèvent à
l'aplomb, de la partie inférieure du talus de la courtine; en B, est
tracée la coupe longitudinale de la poterne. Cette coupe fait voir en b le tablier du pont abaissé sur le plan incliné C. Les bras mobiles de ce tablier sont marqués en d. Sur le sol du chemin de ronde supérieur D est établi un treuil; une cheminée f, qui s'ouvre sous le berceau en tiers-point g, permet de passer, deux câbles qui, du treuil, viennent frotter sur le rouleau e
de renvoi, et de là vont saisir les fardeaux qui doivent être enlevés
sur le plan incliné. Les extrémités de ces deux câbles s'attachent à
deux crochets i scellés sur les parois des pieds-droits de la
poterne. Lorsque l'opération d'approvisionnement est terminée, les
câbles sont rentrés, les vantaux l de la poterne fermés et le pont-levis relevé; le tablier entre alors dans le tableau m réservé dans la maçonnerie, et les deux bras se logent dans les rainures d',
indiquées par la ligne ponctuée: la face extérieure de cette poterne
est tracée en E et sa face intérieure en F. Dans ce dernier tracé, la
cheminée des câbles est indiquée par des lignes ponctuées. Des crochets
i, les câbles viennent passer sur deux poulies placées à l'extrémité des chantiers de roulement, en p (voy. le plan), car on observera que ces crochets i
sont scellés sur la ligne de prolongement des plans inclinés. Le plan
incliné fixe et le tablier mobile sont garnis de deux longrines qui
servent au roulement des fardeaux et masquent les câbles; latéralement
des taquets formant échelons permettaient à des manœuvres de monter en
même temps que les fardeaux pour les empêcher de dévier. Ces taquets
facilitaient au besoin la descente ou l'ascension d'une troupe d'hommes
d'armes; car cette poterne pouvait aussi servir de porte de secours. Le
plan incliné était d'ailleurs masqué par un ouvrage avancé qui était
élevé en dehors de la route pourtournant le château (voy. DONJON, fig.
44). Le tracé G montre une portion du tablier du pont, avec ses
longrines et ses taquets-échelons. La poterne était surmontée d'une
niche décorée d'une statue de l'archange Saint-Michel, que nous avons
retrouvée presque entière dans les fouilles pratiquées en O; car il ne
reste debout, de cette poterne, qu'une moitié, celle de gauche. En R,
est donnée la coupe d'ensemble de l'ouvrage, avec son plan incliné, à
l'échelle de 0m,002 pour mètre. Cet ensemble fait voir
comment on pouvait décharger les charrettes et hisser les fardeaux
jusqu'au seuil de la poterne.
La poterne de ravitaillement du château de Pierrefonds est peut-être
une des plus complètes et des plus intéressantes parmi ces ouvrages de
défense. La simplicité de la manœuvre, la rapidité des moyens de
fermeture, la beauté de la construction, ne laissent rien à désirer. Le
même château possède une poterne basse, du côté du nord, qui était
destinée à la sortie et à la rentrée des rondes. Cette poterne, qui
s'ouvre dans un souterrain, et n'était fermée que par des vantaux,
possède un porte-voix pris dans la maçonnerie, à côté du jambage de
gauche et qui correspondait à deux corps de garde, l'un situé à
rez-de-chaussée, l'autre au premier étage (voy. la description du
château de Pierrefonds). On voit aussi parfois des poternes qui
s'ouvrent sur un passage détourné, et dont l'issue est commandée par
des meurtrières (voy. le plan du château de Bonaguil, à l'article Château, fig. 28).
Mais nous ne pouvons donner dans cet article tous les exemples si
variés de poternes. Il en était de ce détail de la fortification comme
de toutes les autres parties des places fortes; chaque seigneur
prétendait posséder des moyens de défense particuliers, afin d'opposer
à l'assaillant des chicanes imprévues, et il est à croire que, dans les
longues heures de loisir de la vie des châtelains, ceux-ci songeaient
souvent à doter leur résidence de dispositions neuves, subtilement
combinées, qui n'avaient point encore été adoptées.
[modifier] PORTES D'ABBAYES, DE MONASTÈRES
Il est rare que les portes d'établissements religieux, pendant le moyen âge, aient l'importance, au point
de vue de la défense, des portes de châteaux. Il paraît que les moines,
sans négliger entièrement les précautions adoptées dans les résidences
féodales (car ils étaient seigneurs féodaux), voulaient conserver à
leurs établissements le caractère pacifique qui convenait à
l'institution. Excepté dans quelques abbayes, qui, comme celle du Mont-Saint-Michel-en-mer,
étaient des forteresses du premier ordre, les entrées, tout en
présentant quelques signes de défense, n'accumulent pas les obstacles
formidables
qui font, de la plupart des portes de châteaux, des ouvrages compliqués
et étendus. Ces portes de monastères ne sont pas précédées d'ouvrages
avancés, de barbacanes, de boulevards; elles s'ouvrent directement sur
la campagne, quelquefois même sans fossés ni pont-levis, et leurs
défenses sont plutôt un signe féodal qu'un obstacle sérieux. La porte
de l'abbaye de Saint-Leu d'Esserent, qui date XIVe
siècle, est construite d'après ces données mixtes: c'est autant une
porte de ferme qu'une porte fortifiée. Nous en présentons (fig. 48) la
face du dehors. Cet ouvrage consiste en deux contre-forts extérieurs,
portant chacun une échauguette cylindrique. Entre les contre-forts qui
masquent la courtine, s'ouvrent une porte charretière et une poterne.
Trois mâchicoulis sont percés au-dessus de la grande issue et deux
au-dessus de la poterne (voy. le plan en a); un crénelage
couronnait le tout. En B, est tracé le profil des encorbellements des
échauguettes, avec leur larmier. La figure 49 donne la coupe de cette
porte faite sur ab. On reconnaît aisément qu'une entrée
pareille ne pouvait présenter un obstacle bien sérieux à des
assaillants déterminés; quoi qu'il en soit, cette composition ne laisse
pas d'être habilement conçue et d'une très-heureuse proportion. On
élevait même pendant les XIIIe et XIVe siècles
des portes de monastères qui n'avaient nullement le caractère défensif;
alors ces portes étaient plutôt hospitalières, c'est-à-dire qu'elles
étaient précédées d'un porche, comme l'entrée d'une église: telle était
la jolie porte de l'abbaye de Troarn (Calvados), aujourd'hui
transportée dans la propriété de M. le marquis de Banneville48.
Il existe encore une très-jolie porte fortifiée de monastère à
Saint-Jean-au-Bois (forêt de Compiègne). Cette entrée, d'une dimension
réduite, était munie de ponts-levis et défendue par deux petites tours.
Sa construction date de la seconde moitié du XVe siècle; car
elle est percée de meurtrières disposées pour des arquebusiers. Nous en
donnons (fig. 50) le plan à rez-de-chaussée en A, l'élévation
extérieure en B, et la coupe longitudinale en C. La poterne n'a pas
plus de 0m,50 de largeur, et était munie d'un pont-levis à
un seul bras. Les tabliers des deux ponts-levis entraient en feuillure
et étaient défendus par des mâchicoulis. Les tours seules étaient
couvertes, le dessus de la porte ne présentant qu'un chemin de ronde,
comme celui des courtines; la construction est faite en pierre et en
maçonnerie de moellons. Le ponceau qui précède la porte, et qui passe
sur un fossé de 12 mètres de largeur, date de la même époque. Il se
compose de deux arches, la plus étroite, du côté du pont-levis, pour
diminuer la poussée sur la dernière pile.
Nous craindrions de fatiguer nos lecteurs en ajoutant d'autres
exemples à ceux déjà fort nombreux que nous avons donnés touchant les
portes fortifiées; mais ce détail de l'architecture militaire du moyen
âge est d'une si grande importance, que nous devions réunir au moins
les types les plus remarquables. Nous sommes loin d'avoir épuisé ce
sujet, et il y aurait à faire sur les portes fortifiées du XIe au XVe
siècle un ouvrage tout entier. Nous n'avons pas parlé des portes
détruites aujourd'hui entièrement, mais sur les dispositions desquelles
il reste des documents précieux. Telles sont, par exemple, les portes
de Troyes, de Sens, de Paris. Parmi les portes de villes encore debout
et qui méritent d'être étudiées, nous citerons celles de Provins, de
Moret, de Chartres, de Gallardon, de Dinan, de Vézelay, qui, bien que
d'une médiocre importance, ne sont pas moins des ouvrages remarquables.
Les ruines de nos châteaux féodaux présentent aussi de beaux spécimens
de portes49, et jusque vers la fin du XVIe siècle, les dispositions adoptées pendant le moyen âge sont conservées dans ces sortes d'ouvrages.
[modifier] PORTES EXTÉRIEURES D'ÉGLISES
Il faut distinguer les portes principales des églises des portes
secondaires. Les portes principales, placées généralement sur l'axe de
la nef centrale, sont larges, décorées relativement avec recherche, et
présentent souvent, par la sculpture qui couvre leurs tympans, leurs
voussures et leurs pieds-droits, une réunion de scènes religieuses qui
sont comme la préface du monument. Nous ne possédons pas de
portes d'églises ayant quelque importance, au point de vue de la
sculpture, avant le commencement du XIIe siècle. Celles qui
existent encore, et qui datent d'une époque plus reculée, sont d'une
forme très-simple et ne paraissent avoir été décorées que par des
moulures, des tympans imbriqués ou couverts de peinture. Nous aurons
l'occasion de parler de ces portes du XIe siècle,
remarquables plutôt par leur structure que par leur ornementation.
Quand il s'agit d'architecture religieuse, il faut toujours recourir à
l'ordre de Cluny, si l'on veut trouver les éléments d'un art complet,
formé, affranchi des tâtonnements, étranger aux imitations grossières
de l'architecture antique romaine.
La porte principale de la grande église abbatiale de Cluny, dont il
ne reste que des gravures, ne datait guère que du milieu du XIIe
siècle, tandis que celle de l'église abbatiale de Vézelay fut élevée
dès les premières années de ce siècle. Comme composition, c'est
certainement une des œuvres les plus remarquables et des plus étranges
du moyen âge, au moment où les artistes abandonnent les traditions
antiques gallo-romaines, mêlées d'influences byzantines, pour chercher
de nouveaux éléments. Nous croyons donc devoir présenter cette œuvre en
première ligne, car elle a servi de type, évidemment, à un assez grand
nombre de compositions du XIIe siècle, en Bourgogne, dans la
haute Champagne et une partie du Lyonnais. La figure 51 donne
l'ensemble de cette porte aujourd'hui placée au fond d'un porche
profond et fermé50,
mais originairement ouvert sous un portique étroit et à claire-voie.
Elle se compose, ainsi que l'indique le plan A, de deux baies jumelles
séparées par un trumeau et fermées par deux vantaux roulant sur des
gonds scellés dans les feuillures B. Les deux baies, larges dans leur
partie inférieure, afin de laisser le plus d'ouverture possible à la
foule, se rétrécissent par une ordonnance d'encorbellement portant sur
les deux pieds-droits et sur le trumeau central. Ces encorbellements
sont décorés de six figures d'apôtres, demi bas-relief, de 1m,50
de hauteur environ. Sur le pilastre saillant du trumeau est placée une
statue de saint Jean Précurseur, tenant entre ses mains un large nimbe
au milieu duquel était sculpté un agneau51.
Deux linteaux portent sur les pieds-droits et sur le trumeau, et les
figures qui décorent ces deux blocs de pierre ont exercé, depuis
plusieurs années, la sagacité des archéologues. En effet, les sujets
qu'elles représentent sont difficiles à expliquer. Sur le linteau de
gauche, on voit une longue suite de figures marchant toutes vers le
trumeau; les unes montrent des archers (chasseurs), des personnages
parmi lesquels l'un porte un poisson, un autre un sceau de bois rempli
de fruits, plusieurs conduisent un bœuf. Adossé au trumeau et semblant
recevoir la série des arrivants, est un homme tenant une sorte de
hallebarde. Sur le linteau de droite, tout contre le trumeau, sont deux
figures plus grandes que celles décorant ce linteau: l'une tient les
clefs, et est évidemment saint Pierre; l'autre est une femme. Ces deux
personnages se tiennent étroitement unis. À la suite de ces deux
personnages viennent des guerriers complétement armés, et qui
paraissent combattre; puis un cavalier portant un bouclier; puis une
très-petite figure d'homme, vêtu d'un manteau flottant, qui monte à
cheval au moyen d'une échelle; puis, à la suite d'un homme, d'une femme
et d'un enfant qui paraissent se disputer, une famille composée
également d'un homme, d'une femme et d'un enfant dont les têtes sont
munies d'oreilles colossales. La tête de l'enfant sort de ses deux
oreilles comme de deux coquilles qui l'enveloppent presque entièrement.
Que signifient ces bas-reliefs? Il faut d'abord observer qu'ils
tiennent la place occupée dans des tympans de la même époque, ou peu
s'en faut (comme celui de la cathédrale d'Autun,
par exemple), par les scènes du jugement dernier, de la séparation des
élus des damnés. Alors les élus occupent le linteau de gauche (celui
qui est à la droite du Christ), et les damnés le linteau de droite. Si
l'on se reporte au temps où fut sculptée la porte principale de
l'église de la Madeleine, on observera que les moines de Vézelay
avaient atteint un degré de puissance et d'influence tel, qu'il fallut
près d'un siècle de luttes sanglantes entre ces religieux, les comtes
de Nevers
et les habitants de la commune de Vézelay, pour amoindrir ce pouvoir
exorbitant. Pour les abbés de Vézelay, l'action la plus louable, celle
qui devait faire gagner le ciel, était certainement le payement
régulier des redevances dues à l'abbaye, l'apport de dons; et, jusqu'au
milieu du dernier siècle, bien que l'abbaye de Vézelay fût sécularisée
depuis le XVIe, il y avait encore, à Vézelay, une fête dite de l'Apport, et qui consistait à remettre à l'abbé des produits du sol, des bestiaux et des volailles.
Pour nous, le linteau de gauche représente les élus, c'est-à-dire
ceux qui apportent à l'abbaye les produits de leur chasse, de leur
pêche, de leurs champs. Le linteau de droite représente les damnés, ou
plutôt les damnables. On remarquera d'abord, de ce côté, la figure de
saint Pierre qui garde les portes du Paradis, et probablement celle de
sainte Madeleine, qui intercède pour les pécheurs52.
Les personnages qui remplissent ce linteau représenteraient donc les
vices ou les péchés. Les guerriers combattants personnifieraient la
discorde, la guerre; le petit homme montant à cheval à l'aide d'une
échelle, l'orgueil53;
la famille qui semble se quereller, la colère; et enfin, la famille aux
grandes oreilles, peut-être la calomnie. Nous ne prétendons donner
cette explication autrement que comme une hypothèse, déduite d'ailleurs
de beaucoup d'autres exemples tirés de l'église de Vézelay elle-même.
Plusieurs chapiteaux représentent également des vices personnifiés. Et,
d'ailleurs nul archéologue n'ignore que, sur les portails de nos
cathédrales, sont figurés fréquemment les vices et les vertus en
regard. Nous y reviendrons. Au-dessus de ces deux linteaux, si
étrangement composés, se développe la grande scène du Christ dans sa
gloire, entouré des douze apôtres, tous nimbés, tous tenant des livres
ouverts ou fermés, hormis saint Pierre, qui porte deux clefs. Des mains
du Christ s'échappent douze rayons qui aboutissent aux têtes des
apôtres.
Mais la difficulté de l'interprétation se présente encore pour les
sujets de la première voussure. En partant du compartiment de gauche,
par le bas, on voit deux personnages assis, tenant chacun un
scriptional sur leurs genoux54.
Dans le compartiment suivant, au-dessus, est un homme richement vêtu,
et une femme coiffée d'un bonnet conique. Dans le troisième
compartiment, des hommes qui paraissent discuter, l'un d'eux est
échevelé; et dans le dernier compartiment on remarque deux hommes à
tête de chien. De l'autre côté du Christ, le compartiment supérieur
contient des personnages dont les nez sont faits en façon de groin de
porc. Les trois autres cases sont remplies de figures parmi lesquelles
on distingue un groupe de guerriers.
S'il faut donner une explication à ces sujets, nous serions portés à
croire qu'ils représentent les divers peuples de la terre. On sait la
créance qu'on donnait, pendant le moyen âge, aux fables recueillies par
Pline, et corrompues encore après lui, touchant les peuplades de
l'Afrique et des contrées hyperboréennes.
Ainsi, sur le tympan de Vézelay, le Christ serait placé au milieu du monde, entouré des peuples de la terre55.
Les médaillons qui remplissent la deuxième voussure, et qui sont au
nombre de vingt-neuf, représentent le zodiaque et diverses occupations
ou travaux de l'année. Un ornement court sur la dernière voussure.
La sculpture de la porte principale de l'église de Vézelay est
traitée de manière à fixer l'attention. Très-découpée, ayant un haut
relief, les détails sont exécutés avec une grande finesse. On ne peut
méconnaître le style grandiose de ces figures, l'énergie du geste, et
souvent même la belle entente des draperies. Mais, à l'article Statuaire
, nous aurons l'occasion de faire ressortir les qualités singulières de
cette école clunisienne. Les profils sont beaux, et la sculpture
d'ornement d'une hardiesse et d'une largeur de composition qui
produisent un effet saisissant56. Il faut reconnaître que toutes les portes romanes pâlissent à côté de cette page, conçue d'une façon tout à fait magistrale.
Toutes les figures et les ornements de la porte principale de la
Madeleine de Vézelay étaient rehaussés de traits noirs sur un ton
monochrome blanchâtre. Nous n'avons pu découvrir, sur ces sculptures,
d'autres traces de coloration.
À Autun,
la porte principale de la cathédrale présente une disposition analogue
à celle de Vézelay, mais sa sculpture, bien que d'une époque un peu
plus récente, n'a pas un caractère aussi puissant. La composition
manque d'ampleur et d'originalité. À Autun,
cette double ordonnance des pieds-droits et du trumeau n'existe plus;
les colonnettes s'élèvent jusqu'au niveau du linteau. Les profils sont
maigres, la statuaire plate et sans effet. Cependant la porte de la
cathédrale d'Autun est encore une œuvre remarquable. On peut en saisir l'ensemble sur la figure 13 de l'article Porche .
Parmi les portes d'églises du XIIe
siècle, les plus remarquables, il faut citer aussi celle de Moissac.
Cette porte s'ouvre latéralement sur le grand porche dont nous avons
donné le plan figure 24, à l'article Porche
. Elle est élevée sous un large berceau qui forme lui-même avant-porche
et qui est richement décoré de sculptures en marbre gris. Son trumeau
est couvert de lions entrelacés qui forment une ornementation des plus
originales et d'un grand effet. Les pieds-droits se découpent en larges
dentelures sur le vide des baies, et le linteau présente une suite de
rosaces circulaires d'un excellent style57.
Dans le tympan, est assise une grande figure du Christ bénissant,
couronné; autour de lui sont les quatre signes des évangélistes, deux
anges colossals, et les vingt-quatre vieillards de l'Apocalypse. Les
voussures ne sont remplies que par des ornements. Mais, sur les
jambages du berceau formant porche, sont sculptés, à la droite du
Christ, les vices punis; à la gauche, l'annonciation, la visitation,
l'adoration des mages et la fuite en Égypte.
Il nous serait difficile de présenter les exemples les plus
remarquables des portes d'églises du moyen âge. Une pareille collection
nous entraînerait bien au delà des limites de cet ouvrage. Nous devons
chercher au contraire à circonscrire notre sujet, à donner quelques
types principaux, et surtout à étudier les progrès successifs des
écoles diverses qui ont abouti aux œuvres magistrales du XIIIe
siècle. Il n'est pas besoin d'être fort versé dans l'étude de nos
anciens monuments, pour reconnaître que les portes principales des
églises en France présentent une variété extraordinaire dans leur
disposition et leur ornementation, tout en se conformant, par leur
structure, à un principe invariable. Ainsi, les portes principales,
c'est-à-dire qui possèdent de larges baies, se composent toujours d'un
arc de décharge sous lequel est posé le linteau, et un remplissage, qui
est le tympan. Si ces portes doivent donner accès à la foule, dès le XIIe
siècle, elles se divisent en deux ouvertures séparées par un trumeau.
Ce trumeau reçoit le battement des deux vantaux et soulage le linteau
au milieu de sa portée. C'est là une disposition qui appartient à notre
architecture du moyen âge, et qui ne trouve pas d'analogues dans
l'antiquité. La porte principale de l'église abbatiale de Vézelay, que
nous avons donnée (fig. 51), est certainement une des premières
constructions de ce genre et l'une des plus remarquables par
l'ordonnance double des pieds-droits et du trumeau, qui a permis de
diminuer la portée des linteaux en laissant le plus large passage
possible à la foule. En allant chercher les exemples d'architecture
byzantine qui ont si puissamment influé au XIIe siècle sur
notre art national, nous ne trouvons pas un exemple de portes avec
trumeaux et rangées d'arcs de décharge. L'influence de l'art byzantin
se fait seulement sentir dans le système d'un arc soulageant un
linteau, dans les profils et quelques ornements. On ne saurait donc
méconnaître que les portes de Vézelay, d'Autun,
de Moissac, appartiennent à l'art français, sinon par tous les détails,
au moins par la disposition générale. Une fois admise, cette
disposition dut paraître bonne, car elle ne cessa d'être adoptée
jusqu'à la fin du XVe siècle. Pendant la seconde période du
moyen âge, on ne trouve que bien peu de portes principales qui n'aient
leur trumeau central servant de battement aux vantaux et offrant ainsi
à la foule, comme les portes de villes de l'antiquité, deux issues,
l'une pour les arrivants, l'autre pour les sortants. Ces trumeaux
furent souvent enlevés, il est vrai, pendant le dernier siècle, pour
donner passage à ces dais de menuiserie recouverts d'étoffe, qui
servent lors des processions; mais ces actes de vandalisme furent
heureusement assez rarement commis.
Le principe admis, les architectes en surent tirer promptement tout
le parti possible. Les arcs de décharge nécessaires pour soulager le
linteau furent décorés de moulures, d'ornements, et bientôt de figures
qui participaient à la scène représentée sur le tympan. Comme il
s'agissait de percer ces portes sous des pignons très-élevés et lourds,
on augmenta le nombre des arcs à mesure que les monuments devenaient
plus grands. De là ces voussures à quatre, cinq, six et huit rangs de
claveaux que l'on voit se courber au-dessus des tympans de nos
cathédrales. Les portes formaient alors de profonds ébrasements
très-favorables à l'écoulement de la foule, car on remarquera que ces
arcs de décharge, ces voussures, se superposent en encorbellement, et
que les pieds-droits qui les portent s'élargissent d'autant de
l'intérieur à l'extérieur. Il y a encore, dans cette disposition, une
innovation sur l'architecture antique de la Grèce et de Rome.
C'est aussi à Vézelay où nous voyons adopter la statuaire dans les
voussures. Sur la porte principale de cette église, la tentative est
encore timide. Le premier rang de claveaux décoré de sujets fait corps,
pour ainsi dire, avec le tympan. Mais déjà à Avallon, l'église
Saint-Lazare, qui date du milieu du XIIe siècle, présente
des voussures dont chaque claveau est décoré d'une figure sculptée. Dès
cette époque, ce système d'ornementation est admis, comme on peut le
reconnaître en examinant les portes de l'église abbatiale de
Saint-Denis, celles occidentales de la cathédrale de Chartres, et enfin
la porte Saint-Marcel de la cathédrale de Paris, dont les fragments
furent soigneusement réemployés au commencement du XIIIe
siècle, lors de la construction de la façade actuelle. À ce propos, il
est bon de signaler ce fait assez fréquent du réemploi des fragments de
portes du XIIe siècle pendant le XIIIe. C'est qu'en effet, le XIIe
siècle, dont l'art est si élevé, si puissant, avait su composer des
portes d'une grande beauté, soit comme entente des proportions, soit
comme détails de sculpture. Les architectes du XIIIe siècle,
si hardis novateurs qu'ils fussent, si peu soucieux habituellement des
œuvres de leurs devanciers, paraissent avoir été saisis de scrupules
lorsqu'il s'agissait de faire disparaître certaines portes élevées
pendant le siècle précédent. Ainsi, non-seulement sur la façade
occidentale de la cathédrale de Paris, l'architecte replaça habilement
le tympan, un linteau, la plus grande partie des voussures et les
statues des pieds-droits d'une porte appartenant très-probablement à
l'église refaite par Étienne de Garlande, au XIIe siècle; mais, à la cathédrale de Chartres, nous voyons qu'on replace, sous la façade du XIIIe siècle, les trois portes qui autrefois s'ouvraient en arrière des deux clochers, sous un porche; qu'à Bourges, l'architecte réemploie des fragments importants, sous les porches nord et sud, des deux portes du transsept de l'église du XIIe siècle; qu'à la cathédrale de Rouen, on conserve, sur la façade occidentale, au XVIe siècle, deux portes du XIIe.
Ces œuvres d'art avaient donc acquis une
célébrité assez bien établie pour qu'on n'osât pas les détruire dans
des temps où cependant on ne se faisait aucun scrupule de jeter bas des
constructions antérieures, surtout lorsqu'il s'agissait de cathédrales.
Plus tard, on peut signaler le même esprit de conservation, le même
respect, lorsqu'il s'agit de portes du XIIIe siècle.
Quelques-unes de ces œuvres paraissaient assez belles pour qu'on les
laissât subsister au milieu de constructions plus récentes. Sous le
porche de Saint-Germain l'Auxerrois, à Paris, on voit que les
architectes ont conservé une porte du XIIIe siècle, bien qu'ils aient entièrement rebâti la façade au XVe. À Saint-Thibaut (Côte-d'Or), une porte fort belle, du XIIIe siècle, reste enclavée au milieu de constructions du XIVe. À la cathédrale de Sens, les constructeurs qui relèvent la façade au commencement du XIVe siècle, conservent la porte principale datant de la fin du XIIe. À l'abbaye de Saint-Denis, la porte nord du transsept de Suger est laissée au milieu des reconstructions du XIIIe. À Auxerre, des portes datant du milieu du XIIIe siècle restent engagées dans les constructions refaites sur la façade au XVe. Et en effet, jamais les architectes des XIVe et XVe
siècles, malgré leur savoir, malgré la profusion de leur ornementation,
leur recherche des effets, ne purent atteindre à cette largeur de
composition, à cette belle entente de la statuaire mêlée à
l'architecture, qui étaient les qualités dominantes des artistes des XIIe et XIIIe
siècles. Ils se rendaient justice en conservant ces débris qui,
très-probablement, passaient avec raison pour des chefs-d'œuvre.
En nous occupant, avant toute autre, de la
porte de l'église abbatiale de Vézelay, nous avons voulu donner un de
ces exemples qui servent de point de départ, qui sont une innovation et
prennent une influence considérable; mais les principales écoles de la
France, dès le commencement du XIIe siècle, avaient adopté,
pour les portes des églises comme pour les autres parties de
l'architecture, des types assez différents les uns des autres, bien que
soumis au principe commun d'arcs et de linteaux indiqués plus haut.
L'Auvergne, le Nivernais et une partie du Berry; l'Île-de-France, la
Champagne, la Picardie, la Normandie, le Poitou et la Saintonge, le
Languedoc, la Bourgogne, présentaient alors huit types distincts qui se
confondirent au XIIIe siècle dans l'unité gothique. Nous ne
prétendons pas établir que ces provinces élevassent chacune de leur
côté des portes d'églises suivant un modèle admis, invariable; nous
constatons seulement que l'on trouve, dans chacune de ces écoles, des
similitudes, soit dans les proportions, soit dans les décorations, soit
dans la construction; qu'il est impossible, par exemple, de confondre
une porte romane de la Champagne avec une porte de la même époque
appartenant à un monument religieux de l'Auvergne ou du Poitou. C'est
en Auvergne et dans le Nivernais, dans cette école romane si avancée
dès le commencement du XIIe siècle, que nous trouvons les exemples de portes les plus remarquables par la façon dont elles sont composées et appareillées.
La porte principale de l'église Saint-Étienne de Nevers
est un des exemples les plus francs de l'école des provinces du centre,
et des plus anciens. Cette porte date des dernières années du XIe
siècle. Elle était entièrement peinte. Les chapiteaux de ses colonnes
n'étaient ornés que par de la peinture. Les claveaux, appareillés d'une
façon remarquable, étaient également couverts de peintures représentant
des oiseaux affrontés et des ornements sur fond noir. Nous donnons
(fig. 52) le plan et l'élévation de cette porte. Le linteau et le
tympan ont disparu; ils étaient très-probablement décorés seulement par
des peintures. On doit signaler, comme appartenant à cette école, la
proportion relativement élancée de la baie; la grosseur inusitée des
deux premières colonnes qui rappellent les exemples gallo-romains, et
enfin cet appareil de claveaux qui est motivé par la nécessité
d'employer de très-petits matériaux.
Cependant les colonnes sont monolithes et ont été taillées au tour,
conformément à un usage admis dans les provinces du Centre, pendant les
XIe et XIIe siècles; les chapiteaux sont
également tournés, sauf les tailloirs, qui sont rectangulaires et sont
pris dans une autre assise de pierre. En A, est tracé le profil des
archivoltes. Cet art roman de l'Auvergne et du Nivernais, déjà délicat vers la fin du XIe
siècle, bien étudié quant aux proportions et aux profils, devait
promptement produire des résultats remarquables; et en effet, dès le
milieu du XIIe siècle, dans la même ville, à Nevers,
on élevait la porte de l'église de Saint-Genest, qui peut être
considérée comme un chef-d'œuvre par ses bonnes proportions, la beauté
et la sobriété de sa sculpture. Cette porte (fig. 53), qui n'a que 2
mètres d'ouverture, ne possède, pas plus que la précédente, de trumeau
central. Les deux vantaux battaient l'un sur l'autre58. Sur le linteau sont sculptés les douze apôtres debout59,
et dans le tympan, le Christ entouré des quatre signes des
évangélistes. Les boudins des archivoltes sont ornés de délicates
sculptures qui ne détruisent pas la masse du profil, et les quatre
chapiteaux sont finement travaillés. Le tracé de cette porte a été
obtenu au moyen de deux triangles équilatéraux, ainsi que l'indique le
géométral A. Le triangle équilatéral inférieur est inscrit entre les
trois points a, b, c; le triangle équilatéral supérieur, entre le départ intérieur des boudins de la seconde archivolte et son sommet.
L'ogive est tracée, les centres étant très-relevés et posés sur les
points divisant le diamètre de la première archivolte en trois parties
égales. Cette disposition a donné une proportion très-heureuse et des
courbes complétement satisfaisantes. Il y a évidemment là des
combinaisons étudiées, cherchées. On observera encore que comme
construction, cette porte est sagement conçue; le linteau et les
tympans étant laissés indépendants des archivoltes et soutenus
seulement par les saillies des deux corbeaux des pieds-droits. L'un de
ces corbeaux, celui de droite, est décoré d'un ornement feuillu, celui
de gauche est simplement mouluré.
Il est bon de faire ressortir par plusieurs exemples le caractère
propre à quelques-unes de ces écoles dont nous parlions tout à l'heure.
Les portes étant, dans les édifices religieux et civils du moyen âge,
la partie traitée avec une attention toute spéciale, sont
particulièrement empreintes du style admis par chacune de ces écoles.
Si nous nous transportons en Picardie, province dans laquelle les
monuments de l'époque romane sont devenus rares à cause de la qualité
inférieure des matériaux, nous trouverons encore cependant quelques
portes du commencement du XIIe siècle qui sont élevées sur
un modèle très-différent de ceux de l'Île-de-France, de la Normandie et
des provinces du Centre ou de l'Ouest.
Voici (fig. 54) l'ensemble et les détails d'une porte s'ouvrant latéralement sur la nef de l'église de Namps-au-Val, dans les environs d'Amiens.
Elle se rapproche du style romano-grec des monuments des environs
d'Antioche, et il serait bien étrange que l'architecte qui a bâti cette
porte n'eût pas vu, ou tout au moins reçu des tracés de ces édifices du
Ve siècle. Les profils, les ornements du tympan, les
terminaisons en volute de l'archivolte extérieure, sont des
réminiscences de l'architecture romano-grecque de Syrie que les
premiers croisés avaient trouvée sur leur passage. Cette baie est
richement entourée de profils à l'intérieur. Les profils de
l'archivolte et du linteau, que nous donnons en A, à l'échelle de 0m,10
pour mètre, sont très-beaux, et n'ont plus rien de la grossièreté des
moulures romanes copiées sur les édifices gallo-romains. Mais cette
porte ne ressemble en aucune façon, ni par ses proportions, ni par son
style, à celle de l'église de Saint-Étienne de Nevers, qui date à peu près de la même époque60.
Si nous passons dans le Beauvoisis, nous voyons quelques portes d'églises du commencement du XIIe siècle prenant un tout autre caractère.
Choisissons, entre toutes, celle de l'église Villers-Saint-Paul
(fig. 55). Ici ce ne sont plus les proportions élancées admises dans
les exemples précédents. Les ébrasements sont profonds, supportent des
archivoltes épaisses, décorées de bâtons rompus, de méandres.
Un pignon trapu couvre le portail. La sculpture d'ornement est d'un
assez beau caractère, quoique sauvage. La sculpture de figures est
d'une grossièreté toute primitive et rappelle les monnaies gauloises.
Ces figures ne sont guère indiquées d'ailleurs que dans un petit
bas-relief carré posé sous la pointe du pignon, et qui représente
Samson terrassant le lion. On remarquera l'appareil singulier du
linteau, qui s'explique par la difficulté de monter sur les
pieds-droits un très-gros bloc de pierre, toute la construction étant
élevée en matériaux de petit échantillon. En A, nous donnons l'un des
pieds-droits en plan, et en B, la section sur l'archivolte.
Le style de cette porte se rapproche davantage du style adopté en
Normandie et en Poitou que de tout autre, mais il est cependant plus
lourd, plus massif. Les profils sont moins étudiés, la taille plus
grossière. Il est évident que les architectes auteurs de ces œuvres
appartenant à des édifices si voisins de Paris avaient été soustraits
aux influences qui avaient agi si puissamment sur les artistes de
Picardie, de l'Auvergne, du Berry, de la Bourgogne et du Midi. Les
influences directes orientales n'avaient pas pénétré dans
l'Île-de-France, le Beauvoisis et la Normandie. Les artistes de ces
contrées restaient sous l'empire des traditions gallo-romaines et des
objets envoyés de Constantinople ou de Venise, tels que certains
meubles et bijoux, des ustensiles et des étoffes. C'est cependant au
milieu de cette école de l'ÎIe-de-France et des bords de l'Oise, que
l'architecture appelée gothique prend naissance dès le milieu du XIIe
siècle et se développe avec une rapidité prodigieuse. Ce qui tendrait à
prouver une fois de plus que les croisades n'ont été pour rien dans cet
essor de l'art propre à l'école laïque française, vers le milieu du XIIe
siècle, et qu'au contraire, si les croisades ont eu une influence sur
l'art de l'architecture chez nous, ce n'a été que sur certaines écoles
romanes, et particulièrement sur celles de la Bourgogne, du Berry, du
Lyonnais, des provinces méridionales et occidentales.
L'exemple que nous avons donné, figure 52, pris sur la porte principale de l'église de Saint-Étienne de Nevers,
bien qu'il appartienne aux provinces du Centre et nullement à la
Bourgogne, diffère cependant de la plupart des types adoptés à la même
époque en Auvergne. Une porte latérale de l'église de Notre-Dame du Port, à Clermont
(Puy-de-Dôme), nous fournit un spécimen bien caractérisé de ces baies
d'églises auvergnates. La figure 56 donne l'élévation extérieure de
cette porte. La baie est rectangulaire, à vives arêtes, sans
ébrasements. Un linteau d'une seule pièce, renforcé dans son milieu,
supporte un tympan et est déchargé par un arc plein cintre. Il y a,
dans cet exemple, la trace d'une tradition antique évidente. Deux
figures, les bras levés comme pour supporter une imposte saillante,
reçoivent les extrémités du linteau, très-franchement accusé. Ce
linteau est décoré d'un bas-relief représentant l'adoration des mages
et le baptême de Jésus. Le tympan représente le Christ dans sa gloire,
bénissant, avec deux séraphins. Des deux côtés de l'archivolte, deux
groupes représentent l'annonciation, et probablement la naissance du
Christ (ce dernier bas-relief étant très-altéré).
Sur l'un des flancs de la cathédrale du Puy en Velay, il existe une
porte semblable à celle-ci comme structure, mais dont l'arc de décharge
est déjà brisé. Ces portes datent des premières années du XIIe siècle, peut-être de la fin du XIe.
Pendant la première moitié du XIIe siècle, on élevait
dans la Saintonge et l'Angoumois un nombre prodigieux d'églises
remarquables par leur style et la beauté de leur structure. Les portes
principales de ces églises sont toutes conçues, à peu près d'après un
type uniforme. Elles sont basses, habituellement dépourvues de linteau
et de tympan, et leurs archivoltes plein cintre sont très-richement
décorées d'ornements empruntés, la plupart, au style oriental de la
Syrie. Voici l'une de ces portes s'ouvrant sur la nef de l'église de
Château-Neuf (Charente) (fig. 57). Sur la première archivolte sont
sculptés en plat relief, très-découpés, suivant la méthode de l'école
de Saintonge, à la clef, un agneau dans un nimbe, des anges, et les
quatre signes des évangélistes; sur la seconde archivolte, des animaux
fantastiques au milieu d'entrelacs très-compliqués et délicats; sur la
troisième, des feuilles en forme de palmettes, enveloppant un tore sous
leur tige. Le cordon extrême est décoré de feuillages entrelacés et
retournés. Des entrelacs avec animaux couvrent l'imposte et les
chapiteaux61.
Les vantaux de la porte battent intérieurement sur l'archivolte, et
s'ouvrent, par conséquent, jusqu'au sommet du cintre. Un peu plus tard
les ornements de ces archivoltes consistent en des billettes, des
besants, des dents de scie courant sur des moulures très-finement
profilées. Telles sont ornées les portes des églises de Surgères, de
Jonzac, etc.
Les portes des églises de Sainte-Croix à Bordeaux, de la grande
église des Dames à Saintes, ont, avec celle donnée ci-dessous (fig.
57), la plus parfaite analogie. L'influence de ce style se répand
jusque dans le Poitou, ainsi qu'on peut le reconnaître en examinant les
portes de Notre-Dame la Grande, à Poitiers. Mais dans cette province,
comme dans la Haute-Marne, apparaissent parfois, dès le commencement du
XIIe siècle, les archivoltes à claveaux présentant chacun un
bossage arrondi pareil à celles qui se voient sur le portail méridional
de l'église du Saint-Sépulcre, à Jérusalem. Ceci serait encore une
preuve de la reconstruction d'une grande partie de l'église du
Saint-Sépulcre par les croisés, si M. le comte de Vogué n'avait
suffisamment indiqué les dates de cette reconstruction62.
Bien que très-ornées de sculptures, les portes de la Saintonge, de
l'Angoumois et du Poitou sont d'une proportion lourde, et n'ont pas
l'élégance des portes des provinces du Centre. Leur ornementation est
confuse et ne présente jamais cette large entente de l'effet, si bien
exprimée dans la composition des portes de la Bourgogne, de la haute
Champagne et du Lyonnais. Cependant, vers le milieu du XIIe
siècle, on voit, dans une partie des provinces de l'Ouest, une étude
délicate des proportions et de l'effet se développer, lorsqu'il s'agit
de la composition des façades, et notamment des portes. L'église de
Saint-Pierre de Melle (Deux-Sèvres) nous fournit un excellent exemple
du progrès obtenu par les derniers architectes romans.
Cette porte (fig. 58) se recommande plutôt par la manière dont elle
est composée que par ses dimensions, puisque la baie n'a pas plus de 1m,70
de largeur. Il semble que l'architecte ait voulu rompre avec les
traditions admises. D'abord les archivoltes sont en tiers-point et
dépourvues de tout ornement. Afin de faciliter le dégagement, les
pieds-droits sont en retraite sur les arcs, et portent ceux-ci au moyen
d'encorbellements ornés de sculpture. Un cordon sculpté sertit la
dernière archivolte. Il n'y a pas ici de tympan sculpté ni de linteau,
conformément à l'usage des provinces occidentales, mais au-dessus d'un
couronnement très-riche est posée une niche contenant la statue du
Christ dans sa gloire, et celles de la sainte Vierge et de saint Jean.
Entre les corbeaux qui soutiennent la corniche intermédiaire, dans des
sortes de métopes, sont sculptés quelques signes du zodiaque et un
porc, qui, suivant un usage assez fréquent au XIIe siècle,
représente un mois de l'année, celui pendant lequel on tue cet animal
domestique. Il n'est pas nécessaire de faire ressortir la belle entente
de cette composition, que notre gravure permet d'apprécier. La façon
dont la sculpture est disposée, les divisions des parties principales,
le contraste heureusement trouvé entre les surfaces lisses et les
surfaces décorées, font assez connaître que l'architecte de cette œuvre
entendait son art. La sculpture est, d'ailleurs, très-délicate et
exécutée avec un soin minutieux. C'était la dernière expression de
l'art roman des provinces de l'Ouest, qui devait s'éteindre, quelques
années plus tard, sous l'influence de l'art de l'école laïque de
l'Île-de-France.
Nous avons vu déjà, par l'exemple tiré de l'église de Notre-Dame du Port, à Clermont,
que les portes étaient décorées, dans certaines provinces, au moyen de
bas-reliefs accessoires qui étaient comme plaqués à côté ou au-dessus
des archivoltes. Peut-être cet usage n'était-il qu'une tradition fort
ancienne. Lorsque, pendant la période carlovingienne primitive, l'art
de la statuaire était complétement perdu, on recueillait parfois des
bas-reliefs provenant de monuments antiques gallo-romains, et on les
incrustait dans les nouvelles constructions, notamment au-dessus des
portes, comme étant la partie de l'édifice que l'on tenait à décorer.
Plus tard, les artistes romans conservèrent cette disposition en
incrustant des bas-reliefs neufs, comme on l'avait fait pour les
fragments antiques. C'est, en effet, dans les provinces où les restes
gallo-romains étaient abondants, que l'on voit ce système
d'ornementation persister jusque pendant le XIIe siècle. La
grande porte méridionale de l'église de Saint-Sernin, à Toulouse, nous
fournit un exemple très-remarquable de ce genre de décoration (fig.
59). Cette porte, parfaitement conservée jusqu'à la corniche63,
se compose de trois rangs d'archivoltes entourant un linteau et un
tympan de marbre gris. Ce tympan représente l'ascension du Christ,
suivant la donnée byzantine. Deux anges soulèvent le Sauveur, dont les
bras sont tournés vers le ciel. Quatre figures d'anges président, deux
à droite, deux à gauche, à cette scène. Les douze apôtres sont sculptés
sur le linteau et tournent la tête vers le Christ. Deux anges
terminent, à droite et à gauche, cette série. À la droite du cintre est
incrustée la statue de saint Pierre foulant sous ses pieds Simon le
Magicien, accompagné de deux démons. À la gauche, la statue de saint
Paul prêchant. Deux petites figures au-dessus de sa tête semblent
écouter. Sous ses pieds sont placés deux dragons, puis deux autres
figures assises sur des lions. Des quatre colonnes logées dans les
ébrasements, deux sont de marbre; ce sont celles qui sont voisines des
pieds-droits. Les chapiteaux, les cordons, les corbeaux portant le
linteau et la corniche, sont très-finement sculptés et d'un style
remarquable. Mais nous parlerons ailleurs de cette école des sculpteurs
toulousains64, si brillante au XIIe
siècle, et qui s'éteignit brusquement pendant les croisades contre les
Albigeois, pour ne plus reparaître avec quelque éclat que vers la fin
du XVe siècle.
Les exemples que nous venons de donner des portes d'églises
appartenant à quelques-unes des principales écoles romanes de France,
qu'elles soient ou non pourvues de linteaux, partent tous d'un même
principe de structure, simple, rationnel et qui demande à être expliqué.
Une épaisseur de mur étant donnée, lorsque les architectes du XIIe
siècle voulaient y percer une porte principale, l'ébrasement intérieur
et l'épaisseur du tableau étant réservés, il restait une certaine
épaisseur de mur dont on profitait pour placer une, deux, trois, quatre
colonnes et archivoltes, et même plus; ces colonnes variant de 0m,33 (un pied) de diamètre à 0m,16 (six pouces), on procédait de cette façon (fig. 60). A étant le tableau, on lui laissait un champ de face a,
puis, prenant la largeur BC pour la base en partie engagée, on traçait
la colonne D. On faisait CB' égal à CB. On recommençait l'opération de
B' en E, et de E en F, comme ci-dessus, et ainsi autant de fois que
l'épaisseur du mur l'exigeait. Alors les carrés CBB'b, B'EFe donnaient la projection horizontale des tailloirs des chapiteaux sous leur saillie.
Cette succession de carrés donnait la trace des sommiers des
archivoltes, tracés en P; ces archivoltes se recouvrant pour former un
arc plus ou moins profond en décharge. Les colonnettes étaient posées
en délit et monolithes, indépendantes de la bâtisse. Ainsi les nus des
tailloirs des chapiteaux et les plinthes des bases, suivaient
exactement les nus de la maçonnerie pleine, et chaque rangée de
claveaux venait reposer sur les colonnettes. Les charges étant
reportées sur les parties maçonnées BCB'EF, etc., il n'y avait alors
aucune rupture à craindre. Plus tard, vers la fin du XIIe
siècle, lorsque les archivoltes furent allégies et décorées de figures,
on procéda d'après le même principe. Seulement, les colonnettes
s'amaigrirent, les tailloirs s'obliquèrent souvent, suivant
l'ébrasement, et les intervalles de ces colonnettes furent évidés,
ainsi que l'indique le tracé T. À ces colonnettes s'adossèrent parfois
des statues surmontées de dais dans la hauteur de l'assise des
chapiteaux ou dans l'assise au-dessus, dais figurés en g sur le
tracé T, et alors les claveaux des archivoltes furent appareillés et
moulurés, comme le fait voir le tracé M, les épannelages h
étant réservés pour les figures et les petits dais qui les séparent. Le
principe roman était conservé, mais avec un perfectionnement et un
allégissement; les colonnes restaient habituellement indépendantes,
c'est-à-dire monolithes. Cette règle présente plutôt des variétés dans
l'application du principe, que des exceptions, comme nous le verrons.
Pour peu que l'on ait étudié les divers styles d'architecture
antérieurs à cette période et étrangers à ceux de la France, on
reconnaîtra qu'il y avait, dans ce principe de composition et de
structure des portes, un élément nouveau, sans précédents, et qui se
prête singulièrement à la décoration. En effet, lorsqu'il s'agissait
d'ouvrir dans des grands murs de façade, épais, des baies assez larges
pour faciliter l'entrée et la sortie de la foule, il fallait combiner
ces baies de telle sorte, qu'elles pussent sans danger crever ces
constructions massives et hautes, et en même temps s'ouvrir largement
par des ébrasements. Le système d'archivoltes superposées, et formant
comme une succession de cerceaux concentriques allant toujours en
s'évasant du dedans au dehors, était très-bien trouvé au point de vue
de la solidité et de l'effet. Ces archivoltes ébrasées formaient comme
un large cadre autour du tympan, et il était naturel, celui-ci étant
orné de bas-reliefs, de couvrir ces archivoltes de figures formant
comme le complément de la scène principale, une assemblée de
personnages participant à cette scène. Nous avons vu qu'à Vézelay déjà,
ce parti est adopté. Nous le voyons développé aux portes occidentales
de l'église de Saint-Lazare d'Avallon, au portail royal de la
cathédrale de Chartres, et dans beaucoup d'autres églises élevées de
1150 à 1180. Maintenant nous allons examiner comme ce principe roman du
XIIe siècle se modifie pour tomber dans la donnée gothique par plusieurs voies.
Évidemment, vers la seconde moitié du XIIe siècle, les
architectes cherchaient dans la composition des portes, considérées
comme une partie très-importante des édifices religieux, sinon de
nouveaux principes, tout au moins des applications variées. La
monotonie de composition des portes romanes dans chaque école
fatiguait; on voulait tenter du neuf, sans cependant abandonner la
donnée première, qui paraissait excellente et qui l'est en effet. C'est ainsi, par exemple, que sur la façade de l'église de la Souterraine
(Creuse), surmontée d'un gros clocher, on perçait une porte d'un aspect
très-original, bien que son plan soit tracé conformément au mode
d'ébrasement admis définitivement. Cette porte (fig. 61), comme la
plupart de celles du Poitou et de la Saintonge, ne possède pas de
linteau ni de tympan. La première archivolte, posée sur les
pieds-droits, est découpée par une suite de redents très-prononcés, se
détachant sur le vide de la baie; les vantaux s'ouvrent par conséquent
intérieurement jusqu'au sommet de cette archivolte dentelée. Les autres
arcs présentent une suite de boudins alternativement unis et redentés.
Ces redents descendent même jusqu'au niveau des bases. La seule
sculpture que l'on remarque sur cette porte est celle des chapiteaux,
et cependant l'aspect général est très-riche et d'une très-heureuse
proportion65.
On remarquera comment l'appareil des claveaux se combine avec le
système des redents. Ce système d'appareil était d'ailleurs conforme à
celui qui était adopté pour toutes les baies avec archivoltes. Ici les
arcs sont déjà en tiers-point, le plein cintre a disparu.
Il est intéressant d'observer comme au sein d'une
autre province se faisait la transition entre le style roman et le
style gothique. Dans l'Île-de-France, la petite église de Nesle, près l'Isle-Adam (Seine-et-Oise), possède une porte principale qui date des dernières années du XIIe
siècle, contemporaine par conséquent de l'exemple précédent, et qui se
recommande par la pureté de son style, la sobriété de son
ornementation, sans que dans cet ouvrage, d'une physionomie neuve pour
cette époque, on signale aucune de ces étrangetés qu'admettent
volontiers les artistes en quête d'idées originales. Entre cette porte
(fig. 62) et celle que nous avons donnée (fig. 55), provenant de
l'église de Villers-Saint-Paul, il n'y a guère qu'un espace de soixante
années. Or, on reconnaît aisément que dans cette province l'art s'est
dégagé plus rapidement qu'ailleurs de la tradition romane. La porte de
Villers-Saint-Paul est d'un style roman lourd, barbare même, si on le
compare à celui des provinces du Centre, de l'Ouest et du Midi; et
tandis que dans ces dernières contrées, la transition du roman au
gothique se fait péniblement, ou ne se fait pas du tout, nous voyons
s'épanouir tout à coup, dans l'Île-de-France, en quelques années, un
style délicat, sobre, rompant avec les traditions des âges précédents,
tenant compte des proportions, en évitant les bizarreries si fréquentes
au moment de la formation d'un art.
À Nesle,
les colonnettes sont monostyles, indépendantes de la bâtisse; le tracé
du plan est, sauf plus de légèreté, tout roman; mais les archivoltes se
profilent de la façon la plus heureuse et la plus logique (voy. en A).
La sculpture, rare, tandis qu'elle est prodiguée dans les portes
romanes de la même contrée, est répartie par un artiste de goût sur les
cordons, sur les pieds-droits, entre les colonnettes, comme pour faire
ressortir celles-ci. Il y a évidemment ici réaction contre le style
roman. Ce n'est pas une modification, c'est une rupture complète, qui
devait amener rapidement les plus beaux résultats, puisque les portes
occidentales de la cathédrale de Paris sont à peu près contemporaines
de celle-ci, et que les portes des cathédrales d'Amiens et de Reims s'élèvent trente ou quarante ans plus tard66.
Avant de nous occuper des portes si remarquables de quelques-unes de
nos cathédrales françaises, nous croyons nécessaire de faire connaître
encore certaines tentatives faites dans les provinces au moment où
l'art s'affranchit des traditions romanes.
Pendant qu'on élevait les portes
que nous avons figurées dans ces deux derniers exemples, c'est-à-dire
de 1190 à 1200, on bâtissait en Bourgogne, près d'Avallon, un
très-remarquable monument religieux, dont nous avons souvent l'occasion
de parler, la petite église de Montréal
(Yonne). Sa façade occidentale, entièrement lisse, n'est décorée que
par une porte basse, large, et par une rose. La porte se distingue par
la singularité de sa composition et par sa sculpture, qui est du plus
beau style. Afin de pouvoir mieux faire apprécier cet ouvrage à nos
lecteurs, nous adoptons une échelle qui permettra de prendre une idée
plus exacte de son caractère, et nous ne donnons ainsi que la moitié de
l'ensemble (fig. 63).
Bien que les murs de l'église de Montréal
soient élevés en moellon smillé, les piles intérieures, les
contre-forts et la façade sont construits en bel appareil de pierre de
Coutarnoux (Champ-Rotard); les joints et lits étant fins et
parfaitement dressés. Quant aux ravalements, ils sont faits avec un
soin et une précision de taille tout à fait remarquables, et le charme
de ce petit édifice consiste principalement dans la manière dont sont
traités les profils et les tailles. Tous les parements droits ou unis
sont layés à la laye ou au taillant droit, tandis que les moulures
fines, comme les bases, les tailloirs, sont polies. Le contraste entre
ces tailles donne quelque chose de précieux aux profils et arrête le
regard.
Notre figure indique l'appareil, et permet de reconnaître qu'il est
entièrement d'accord avec les formes adoptées. Les lits coïncident avec
les membres de moulures, la hauteur des chapiteaux, des bandeaux, la
division des redents décorant les pieds-droits et la disposition des
membres des archivoltes. Les détails de l'architecture sont, de plus,
traités avec un soin rare et par un artiste consommé; les colonnettes
des ébrasements sont monolithes, et entre elles, les angles des
pieds-droits retraités sont ornés de fleurettes, deux dans chaque
assise. À l'article Congé
(fig. 3), nous avons donné la partie inférieure du trumeau, dont la
composition est des plus originales. Mais, suivant l'habitude des
architectes de la Bourgogne, vers la fin du XIIe siècle (car
cette porte date de 1200 au plus tard), les moulures d'archivoltes,
au-dessus du lit inférieur des sommiers, naissent au milieu d'ornements
ou de demi-cylindres pris aux dépens de l'équarrissement du profil,
ainsi que nous l'avons indiqué en A. Les moulures d'archivoltes ne
reposent donc pas brusquement sur les tailloirs des chapiteaux et
conservent de la force à leur souche. En B, est tracé le profil des
archivoltes à l'échelle de 0m,04 pour mètre. Chaque claveau étant profilé dans un épannelage rectangulaire tracé en a, c'est aux dépens des évidements b que sont taillées les souches feuillues ou composées de demi-cylindres horizontaux. Les vantaux de la porte de l'église de Montréal ont conservé leurs pentures de fer forgé, qui sont d'un dessin très-délicat.
La figure 64 donne en A le plan de cette porte. On observera que la première colonnette a
est retraitée de la saillie du profil du socle de la base et du
tailloir du chapiteau (qui donnent la même projection horizontale),
afin que cette saillie ne dépasse pas le nu b du mur de la façade. Dès lors le membre d'archivolte externe repose sur le nu b,
et non sur le tailloir. Tout cela indique du soin, de l'étude, et ne
permet pas de supposer, ainsi que plusieurs le prétendent, que cette
architecture procède au hasard, qu'elle ne sait pas tout prévoir. À
l'intérieur, une tribune de pierre s'élève au-dessus de cette porte;
elle est soutenue par de grands encorbellements et par la colonnette B
(voy. Tribune
), posée sur l'emmarchement qui descend dans la nef; car le sol
extérieur est plus élevé que le sol intérieur du côté de la façade
occidentale. Deux arcs de décharge en tiers-point surbaissé doublent le
linteau à l'intérieur, et portent sur les colonnettes engagées d
et sur le trumeau. En C, nous donnons un dessin perspectif des
chapiteaux, avec leurs tailloirs, au-dessus desquels on remarquera les
naissances des archivoltes plongeant dans les demi-cylindres dont nous
venons de parler; car, d'un côté de la porte, sont des ornements, de
l'autre ces demi-cylindres. Notre croquis, si insuffisant qu'il soit,
montre assez cependant que la sculpture est d'un bon style, grande
d'échelle, bien composée; que ces chapiteaux portent franchement les
quatre membres de l'archivolte et se combinent adroitement avec les
fleurettes qui garnissent les angles des pieds-droits.
L'architecture de Bourgogne, pendant les XIIe et XIIIe
siècles, se recommande par l'ampleur et la hardiesse. Les profils, la
sculpture, sont traités largement; de plus, les compositions présentent
un caractère d'originalité que l'on ne trouve pas développé au même
degré dans les autres provinces françaises. La porte principale de
l'église de la Madeleine de Vézelay, celle de l'église de Montréal
, donnent la mesure de ces qualités particulières, et qui appartiennent
au génie de la population établie sur cette contrée. En Bourgogne,
l'architecture des XIIe et XIIIe siècles ne
s'arrête pas à des types consacrés, elle cherche au contraire la
variété, des voies nouvelles et hardies; elle sait profiter des
matériaux que fournit le sol, et son école de sculpteurs est puissante.
Il existe encore, sous le porche de l'église de Saint-Père, ou plutôt
de Saint-Pierre-sous-Vézelay (Yonne), une porte fort dégradée
aujourd'hui, mais dont la composition est empreinte à un degré
remarquable des qualités que nous venons de signaler.
Cette porte (fig. 65), qui date de 1240 environ, quoique d'une
petite dimension, est conçue évidemment par un artiste du premier
ordre. Elle se trouvait percée primitivement sous le pignon dont nous
avons donné l'élévation67;
le porche ayant été élevé plus tard. Un trumeau sépare les deux baies
jumelles terminées par deux grands trilobes d'un trait hardi. Ce
trumeau, dégradé aujourd'hui, était décoré par une statue de saint
Pierre placée très-près du sol. Au-dessus du dais, qui couronnait cette
statue, et dont on retrouve les traces, est sculpté un buste de roi
(probablement David), qui supportait une figure du Sauveur assise,
accompagnée de deux anges thuriféraires68.
Sur les pieds-droits adossés à deux colonnes, on voyait deux autres
statues, détruites aujourd'hui, et couronnées de dais d'un haut style.
En A, nous avons tracé le plan de la porte avec la projection
horizontale des tailloirs des chapiteaux, du dais et de la naissance
des archivoltes. La statuaire remplit, dans cette composition, un rôle
important; elle est empreinte d'un caractère libre et puissant, sans
contrarier les lignes de l'architecture. Cet ensemble est élevé en
matériaux relativement grands et bien appareillés.
Nous sommes obligés de nous borner et de laisser de côté quantité
d'exemples de portes remarquables par la variété de leur composition et
la beauté de leurs détails. Les exemples que nous venons de donner en
dernier lieu, et qui appartiennent à la belle époque du moyen âge, font
assez connaître que cette architecture gothique se développait, dans
les diverses provinces françaises, avec une liberté d'allures bien
éloignée de cet hiératisme dont on a parfois accusé les maîtres de cet
art. Il arriva certainement un moment où l'architecture gothique admit
des formules et tomba dans la monotonie; mais même alors il se trouva
des artistes qui surent conserver leur individualité, tout en profitant
des données admises et des types consacrés, ainsi que nous le verrons
bientôt. Pendant la période de formation, c'est toutefois par la
liberté dans la composition et l'exécution que se recommande l'art
gothique, bien qu'alors il restât soumis à des principes définis. C'est
en cela que l'étude de cette architecture peut être profitable.
Nous avons vu comme l'école de Toulouse
avait su concilier les traditions de l'architecture gallo-romaine avec
les données byzantines recueillies en Orient. Une autre école voisine,
celle de la Provence, s'était initiée plus intimement encore aux
derniers vestiges de l'art gréco-romain, réfugié en Syrie. En examinant
les portes de Saint-Gilles et de Saint-Trophime d'Arles, qui datent de la fin du XIIe
siècle, on croirait voir les restes de ces monuments semés en si grand
nombre sur la route d'Antioche à Alep. En effet, cette contrée fut
conquise par les croisés en 1098, sous le commandement de Bohémond Ier,
fils de Robert Guiscard; et jusqu'en 1268, la principauté d'Antioche
resta aux mains des Occidentaux. Les Provençaux étaient les
intermédiaires naturels entre la France et les croisés établis en
Syrie; il n'est donc pas surprenant qu'ils aient rapporté, de ces
contrées si riches en monuments romano-grecs, les éléments des arts
qu'ils pratiquèrent en Occident pendant le XIIe siècle.
Mais les Provençaux possédaient chez eux de nombreux monuments de
l'époque romaine; et en s'inspirant du style rapporté d'Orient, ils y
mêlaient, à une forte dose, les éléments romains épars sur leur sol.
Ainsi, bien que les dispositions générales, les proportions, les
profils, l'ornementation, soient presque entièrement empruntés à la
Syrie, la statuaire est dérivée du style gallo-romain, avec quelques
influences byzantines. Il n'en pouvait être autrement, puisque les
édifices des environs d'Antioche sont totalement dépourvus de
statuaire. Les belles portes des églises de Saint-Trophime d'Arles
et de Saint-Gilles sont couvertes de figures fortement empreintes des
traditions gallo-romaines. L'imagerie, abandonnée par les chrétiens
d'Orient des Ve et VIe siècles, qui élevèrent les
monuments dont nous venons de parler, resta toujours en honneur chez
les Occidentaux. Ceux-ci suppléèrent à ce qu'il manquait aux modèles
recueillies en Orient, par l'imitation des débris gallo-romains et des
nombreuses sculptures que l'on rapportait sans cesse de Constantinople,
et qui ornaient des meubles, des coffrets, des diptyques, des
couvertures de manuscrits de bois, d'ivoire ou d'orfévrerie. Byzance
entretenait un commerce considérable avec tout l'Occident pendant les XIe et XIIe
siècles, et la sculpture, malgré les iconoclastes, y avait toujours été
pratiquée pour satisfaire au goût des Français, des Italiens et des
Allemands. Il faut donc distinguer, dans nos monuments de Provence du
XIIe siècle, ces deux éléments: l'un dérivé des formes
architectoniques provenant de la principauté d'Antioche, l'autre issu
des traditions gallo-romaines et des exportations d'objets fabriqués à
Constantinople. Ces éléments connus et appréciés, cette architecture
provençale du XIIe siècle s'explique naturellement. Si l'on
ne tient compte de ces origines diverses, cette architecture est
inexplicable, en ce qu'elle semble surgir tout à coup du milieu de la
barbarie, en présentant les caractères d'un art très-avancé et plus
près de la décadence que du berceau. On peut apprécier ces caractères
en jetant les yeux sur la figure 66, qui donne une partie de la porte
de Saint-Trophime d'Arles.
Comme structure, comme profils et ornementation, cette porte est toute
romano-grecque syriaque; comme statuaire, elle est gallo-romaine avec
une influence byzantine prononcée. Son iconographie mérite d'être
étudiée. Au centre du tympan, est le Christ couronné dans sa gloire,
tenant le livre des Évangiles et bénissant; autour de lui sont les
quatre signes des évangélistes; sous la première voussure, deux rangs
d'anges adorateurs à mi-corps. Dans le linteau, sont sculptés les douze
apôtres assis; puis à la droite du Christ, sur le pied-droit, Abraham
recevant les élus dans son giron. De ce même côté sont figurés, sur une
haute frise, les élus vêtus, les femmes étant placées à la suite des
hommes; à la tête de cette théorie, sont deux évêques. Dans la frise,
en pendant, à la gauche du Christ, sont les damnés, nus, reliés par une
chaîne et marchant en sens inverse, conduits par un démon au milieu des
flammes. Sur le chapiteau du trumeau est sculpté l'archange saint
Michel, appuyé sur une lance. Entre les colonnes des larges
pieds-droits de la porte, sont quatre apôtres, et en retour, des saints
de la primitive Église. Un évêque, saint Trophime probablement, est
sculpté dans un de ces compartiments. En regard, les âmes sortent de
terre et sont enlevées par un ange et un diable. Si remarquable que
soit l'architecture provençale du XIIe siècle, elle était
frappée d'impuissance et ne savait produire autre chose que ces curieux
mélanges d'imitations diverses. De ces mélanges il ne pouvait sortir un
art nouveau, et en effet il ne sortit rien; dès le commencement du XIIIe
siècle, l'architecture provençale était tombée dans une complète
décadence, il en fut tout autrement des écoles du Nord, de
l'Île-de-France, de la Picardie, de la Bourgogne et de la Champagne.
Ces écoles, qui s'étaient moins attachées à l'imitation des arts
recueillis en Orient, qui n'en avaient reçu qu'un reflet assez vague,
cherchèrent dans leur propre fonds les éléments d'un art; et l'école
laïque de la fin du XIIe siècle, s'appuyant sur une
structure raisonnée et l'étude de la nature, dépassa rapidement ses
aînées de la Provence et du Languedoc. La porte de Saint-Trophime d'Arles,
malgré ses mérites au point de vue de la composition, des proportions
et de la belle entente des détails, est évidemment un monument tout
voisin de la décadence; tandis que la porte de la Vierge du portail
occidental de la cathédrale de Paris, qui ne lui est postérieure que de
quelques années, est un monument empreint d'une verdeur juvénile, d'un
style neuf, puissant, et qui promet une longue suite d'ouvrages du
premier ordre. C'est que la porte de Saint-Trophime n'est qu'une œuvre
provenant de sources diverses, qu'une habile imitation, tandis que la
porte de la Vierge de Notre-Dame de Paris, tout en respectant des
principes admis, est une œuvre originale qui n'emprunte aux arts
antérieurs qu'une forme générale consacrée.
Parmi tant de jugements aventurés qui ont été pendant trop longtemps prononcés sur l'art de l'école laïque française du XIIe
siècle, ou, si on l'aime mieux, sur l'art gothique, le plus étrange est
certainement celui qui prétendait faire dériver cette architecture
gothique des croisades. Les croisades ont eu sur l'art du moyen âge, au
commencement du XIIe siècle, une influence incontestable,
rapide, parfaitement appréciable, lorsque l'on compare les monuments
gréco-romains de Syrie avec ceux élevés en France dans les provinces du
Midi, du Centre et de l'Ouest. Mais l'architecture gothique, celle que
l'école laïque du Nord élève vers la fin du XIIe siècle, est
au contraire la réaction la plus manifeste contre cette influence venue
d'Orient. Soit qu'on envisage l'architecture gothique au point de vue
de la structure, du système des proportions ou des ordonnances, de
l'emploi des matériaux, du tracé des profils, de la disposition des
plans, de l'ornementation et de la statuaire, elle se sépare
entièrement des principes rapportés d'Orient par les derniers
architectes romans. Mais il est si facile d'admettre des jugements tout
faits et de les accepter sans contrôle, que nous entendrons répéter
longtemps encore que l'architecture gothique a été rapportée en France
par les croisés qui ont suivi Louis le Jeune en Palestine, bien qu'il
soit démontré aujourd'hui que les restes d'architecture rappelant les
formes gothiques, et existant en Palestine, sont dus précisément aux
croisés devenus maîtres de Jérusalem. Le petit nombre de Français qui
revinrent en Occident après l'expédition de Louis le Jeune avaient
certes bien autre chose à penser qu'à rapporter des formules
architectoniques. Pour qu'un art, à de si grandes distances, passe d'un
peuple chez un autre, il faut que des établissements permanents aient
pu se constituer, que des relations se forment, que le commerce prenne
un cours régulier. Ce ne sont pas des soldats qui rapportent un art
dans leur bagage, surtout s'ils ont tout perdu en chemin. La
principauté d'Antioche, fortement établie dès la fin du XIe
siècle en Syrie, au milieu d'une contrée couverte littéralement
d'édifices encore intacts aujourd'hui, a pu servir de centre d'études
pour les artistes occidentaux; mais il est en vérité assez puéril de
croire que les croisés des XIIe et XIIIe siècles,
qui n'ont pu s'établir nulle part, et n'ont tenté que des expéditions
malheureuses, aient rapporté en France un art aussi complet et aussi
profondément logique que l'est l'architecture dite gothique.
Il nous reste à étudier les portes d'églises dues incontestablement à l'art français du commencement du XIIIe siècle, en dehors de toute influence étrangère. Déjà celles que nous avons données dans cet article, provenant des églises de Nesle, de Montréal
, de Saint-Père, sont franchement gothiques, bien qu'elles se
rattachent par quelques points aux traditions romanes, ou qu'elles
présentent des singularités. Maintenant nous entrons dans le domaine
royal, nous ouvrons le XIIIe siècle, et la marche de
l'architecture est suivie sans déviations, aussi bien dans l'exécution
de ces vastes portails de nos églises que dans les autres parties de
ces édifices. Nous prendrons d'abord la porte de la façade occidentale
de Notre-Dame de Paris, percée sur le collatéral nord, et qui est
connue sous le nom de porte de la Vierge. La porte opposée à celle-ci,
s'ouvrant sur le collatéral sud, est composée en grande partie avec des
fragments provenant d'une porte du XIIe siècle, ainsi que
nous l'avons expliqué plus haut. La porte centrale, élevée en même
temps que celle de la Vierge, fut remaniée peu après, nous ne savons
pour quelle raison, car nous avons découvert dans les fouilles des
fragments d'un tympan primitif provenant du Christ et des figures qui
l'entouraient. En effet, cette porte centrale paraît, par son style,
être postérieure de quelques années à la porte de gauche. Celle-ci,
dite de la Vierge, appartient aux premières constructions de la grande
façade, et fut élevée par conséquent de 1205 à 1210. C'est une des plus
belles conceptions de l'art du moyen âge, soit comme architecture, soit
comme ornementation, soit comme statuaire. Elle est construite
entièrement en matériaux de choix, liais-cliquart de la butte
Saint-Jacques.
Si l'on jette les yeux sur le plan de la cathédrale de Paris (voy. Cathédrale,
fig. 1), on observera que cette porte de gauche s'ouvre sous la tour,
comme celle de droite, dans une salle voûtée au moyen d'arcs ogives
croisés d'arcs-doubleaux, de sorte que l'un de ces arcs-doubleaux
repose sur le trumeau de la baie double, et que les deux vantaux étant
ouverts, ces deux baies donnent en face des deux bas côtés.
Le plan de la porte de la Vierge, (fig. 67) présente donc une
disposition particulière, très-largement conçue. En A, ce plan donne la
section horizontale au niveau des soubassements décorés d'une arcature.
En B, au niveau des statues qui surmontent ce soubassement et qui
reposent sur une large saillie, l'ordonnance des colonnettes qui
séparent les statues est telle, que ces colonnettes a sont plantées sur l'axe b des arcs du soubassement, et qu'alors les statues reposent sur les colonnettes inférieures c. C'est sur la grosse colonne D que porte l'arc-doubleau d
recoupant les arcs ogives. Dans l'origine, l'espace DE était vide; mais
des écrasements s'étant produits dans la colonne D, cet espace fut
rempli en pierres de taille, peu après la construction, ainsi que
l'indiquent les lignes ponctuées g, de façon à réunir cette colonne au trumeau.
La figure 68 présente l'élévation de cette porte, qui est tout un
poëme de pierre. Sur le socle du trumeau central est placée la statue
de la Vierge tenant l'enfant; sous ses pieds elle foule le dragon à
tête de femme, dont la queue s'enroule au tronc de l'arbre de la
science. Adam et Ève, des deux côtés de l'arbre, sont tentés par le
serpent. Sur la face gauche du socle, est sculptée la création d'Ève,
et sur celle de droite, l'ange chassant nos premiers parents du
paradis. Un dais très-riche, soutenu par deux anges thuriféraires,
surmonte la tête de la Vierge et se termine par un charmant édicule
recouvrant l'arche d'alliance. On voudra bien se rappeler que les
litanies donnent à la Vierge le titre d'Arche d'alliance. Ainsi, sur ce
trumeau, la glorification de la mère du Christ est complète. Elle tient
dans ses bras le Rédempteur; suivant la parole de l'Écriture, elle
écrase la tête du serpent, et sa divine fonction est symbolisée par
l'arche d'alliance. Sur le linteau de la porte, divisé en deux parties
par l'édicule couronnant le dais, sont sculptés, à la droite de la
Vierge, trois prophètes assis, la tête couverte d'un voile, tenant un
seul phylactère dans une attitude méditative; à la gauche, trois rois
couronnés dans la même pose. Ces six figures sont des plus belles entre
toutes celles de cette époque. La présence des prophètes est expliquée
par l'annonce de la venue du Messie; quant aux rois, ils assistent à la
scène comme ancêtres de la Vierge. Les têtes de ces personnages sont
particulièrement remarquables par l'expression d'intelligence
méditative qui semble leur donner la vie.
Le second linteau représente l'ensevelissement de la Vierge. Deux
anges tiennent le suaire et descendent le corps dans un riche
sarcophage. Derrière le cercueil est le Christ bénissant le corps de sa
mère; autour de lui les douze apôtres, dont les physionomies expriment
la douleur. Dans le tympan supérieur, la Vierge est assise à la droite
de son fils, qui lui pose sur la tête une couronne apportée par un
ange. Deux autres anges agenouillés des deux côtés du trône portent des
flambeaux. Dans les quatre rangées de claveaux qui entourent ces
bas-reliefs, sont sculptés des anges, les patriarches, les rois aïeux
de la Vierge, et les prophètes. Un cordon couvert de magnifiques
ornements termine les voussures. Mais comme pour donner plus d'ampleur
à la courbe finale, une large moulure l'encadre en forme de gâble
renfoncé. Cet encadrement repose sur deux colonnettes.
Huit statues garnissent les ébrasements, ainsi que l'indique notre
plan (fig. 61). Voici comment se disposent ces figures. En commençant
par le jambage à la droite de la Vierge, est placé saint Denis portant
sa tête et accompagné de deux anges, puis Constantin. Contre
l'ébrasement opposé, en face de Constantin, est le pape saint
Sylvestre; à la suite, sainte Geneviève, saint Étienne et saint
Jean-Baptiste. Les statues étant posées sur les colonnettes de
l'arcature inférieure, les tympans réservés entre les arcs qui
surmontent ces colonnettes sont par conséquent sous les pieds des
figures. Chacun de ces tympans porte une sculpture qui se rapporte au
personnage supérieur. Sous Constantin, deux animaux, un chien et un
oiseau, pour signifier le triomphe du christianisme sur le démon; sous
saint Denis, le bourreau tenant la hache; sous les deux anges, un lion
et un oiseau monstrueux, symboles des puissances que les anges foulent
aux pieds; sous saint Sylvestre, la ville de Byzance; sous sainte
Geneviève, un démon; sous saint Étienne, un juif tenant une pierre;
sous saint Jean-Baptiste, le roi Hérode. Dans le fond de l'arcature,
sous les petites ogives, sont sculptées en relief très-plat des scènes
se rapportant également aux statues supérieures. Ainsi, sous
Constantin, on voit un roi agenouillé, tenant une banderole, aux pieds
d'une femme assise voilée, couronnée, nimbée, et tenant un sceptre.
Cette femme, c'est l'Église; à laquelle l'empereur rend hommage. Sous
les anges, on voit les combats de ces esprits supérieurs contre les
esprits rebelles. Sous saint Denis, son martyre; sous saint Sylvestre,
un pape conversant avec un personnage couronné; sous sainte Geneviève,
une femme bénie par une main sortant d'une nuée, et recevant
l'assistance d'un ange; sous saint Étienne, la représentation de son
martyre; sous saint Jean-Baptiste, le bourreau donnant la tête du
précurseur à la fille d'Hérodiade. À la même hauteur, sur les jambages,
sont sculptés, en e (voy. le plan), la Terre, représentée par une femme tenant des plantes entre ses mains; en f, la Mer, figurée de même par une femme assise sur un poisson et tenant une barque. Les pieds-droits extérieurs de la porte, en h,
sont couverts de végétaux sculptés avec une rare délicatesse; les
arbres et arbustes sont évidemment symboliques: on reconnaît
parfaitement un chêne, un hêtre, un poirier, un châtaignier, un
églantier.
Trente-sept bas-reliefs, sculptés sur les deux faces de chacun des pieds-droits de la porte en m,
composent un almanach de pierre au-dessus des bas-reliefs de la Mer et
de la Terre. Ce sont les figures du zodiaque et les divers travaux et
occupations de l'année69.
L'ensemble de cette composition, dont notre gravure ne peut rendre
la grandeur et le caractère, forme ainsi un tout complet. D'abord la
Vierge, dans son rôle de femme, élue pour détruire le règne du démon.
Sa généalogie, les prophètes qui ont annoncé sa naissance; sa mort, son
couronnement dans le ciel. Puis les personnages qui ont inauguré l'ère
chrétienne, saint Jean-Baptiste, saint Étienne, premier martyr, le pape
saint Sylvestre et l'empereur Constantin; et comme pour rattacher ce
rêsumé au diocèse de Paris, saint Denis et sainte Geneviève. La Terre,
la Mer, la révolution annuelle, assistent à cette épopée divine, et
paraissent lui rendre un éternel hommage.
C'est ainsi que les artistes du commencement du XIIIe
siècle savaient composer une porte de cathédrale. Et cependant que
croyait-on voir dans tout cela il y a deux siècles? Un symbole du grand œuvre,
des figures cachant la découverte de la pierre philosophale? Des
ouvrages entiers ont été sérieusement écrits sur ces rêveries.
L'exécution répond en tout à la grandeur de la conception, et la
statuaire de cette porte peut être mise au rang des plus belles œuvres
dues aux artistes de l'Occident (voy. Statuaire ).
La porte de la Vierge de la façade occidentale de Notre-Dame de
Paris est certainement une des premières compositions en ce genre.
Supérieure aux œuvres analogues du XIIIe siècle, elle
atteint du premier coup l'apogée de l'art. Si l'on étudie cette porte
en dehors des influences qui prétendent classer tous les ouvrages du
moyen âge au-dessous de ceux de l'antiquité, on reconnaît bientôt que
jamais l'alliance de l'architecture et de la statuaire n'a été plus
intime. L'échelle des figures est observée avec une délicatesse rare:
qualité qui manque presque toujours aux œuvres postérieures, et trop
souvent à celles de l'antiquité. S'il y a des différences entre les
dimensions de ces figures, elles ne sont pas assez sensibles pour que
leur réunion ne forme pas un ensemble complet. Les statues qui
garnissent les voussures sont en effet à mi-corps, afin de leur donner
une échelle en rapport avec celles qui garnissent les tympans.
Autrefois cet ensemble était couvert de peintures et de dorures, dont les traces sont encore visibles.
La porte centrale de la même église, bien que très-belle, le cède à
la porte de la Vierge, soit comme composition, soit comme perfection
d'exécution.
Ce grand parti est suivi dans toutes nos cathédrales du XIIIe
siècle. Cependant, parfois, les tympans des portes furent percés de
claires-voies, de véritables fenêtres vitrées. Telles sont disposées,
par exemple, les trois portes de la façade occidentale de la cathédrale
de Reims. C'est là une particularité qui semble appartenir à l'école
champenoise, à dater du milieu du XIIIe siècle, mais qui
demeure à l'état d'exception. Les tympans sculptés donnaient aux
imagiers de trop belles pages à remplir pour que ceux-ci n'en
profitassent pas; et de fait, on n'a jamais su trouver de meilleures
places pour développer des scènes sculptées. Aux deux portes de la
façade occidentale de Notre-Dame de Paris, celle centrale et celle de
la Vierge, les figures qui décorent la partie supérieure des tympans
sont des statues rapportées sur un fond, comme le sont les statues qui
garnissaient les deux tympans des frontons du Parthénon, tandis que les
linteaux sont des bas-reliefs en ronde bosse. Quant aux figures des
voussures, elles sont sculptées, chacune, dans un claveau et avant la
pose. On a lieu de s'étonner que cette époque ait pu fournir un nombre
d'imagiers assez considérable pour permettre d'élever des portes aussi
richement décorées en très-peu de temps, d'autant que les différences
de faire sont peu sensibles, que toutes ces figures sont
sculptées dans de la pierre dure comme du marbre, et toutes d'un style
et d'une exécution remarquables. La porte de la Vierge contient neuf
grandes statues; vingt-huit figures, dont quelques-unes sont plus
fortes que nature dans les linteaux et le tympan; soixante-deux
figures, dans les voussures, en pied ou à mi-corps, presque de grandeur
naturelle; de plus, vingt-neuf bas-reliefs, sans compter
l'ornementation. La porte centrale, celle du Jugement dernier, contient
treize statues de plus de deux mètres; cinq figures colossales dans le
tympan, cinquante figures petite nature dans les linteaux, cent
vingt-six figures ou sujets petite nature dans les voussures, et
quarante-deux bas-reliefs. Cela donne bien un peu à réfléchir sur la
puissance de cette école de statuaire du commencement du XIIIe
siècle; toutes ces figures ayant dû être sculptées avant la pose,
c'est-à-dire assez rapidement pour ne pas ralentir le travail du
constructeur. Si l'on ajoute à ce nombre les sculptures de la porte
Sainte-Anne, les vingt-huit statues colossales des rois de Juda, les
quatre statues également colossales qui décorent les contre-forts, et
que l'on se rappelle que ce portail, jusqu'à la hauteur de la galerie
de la Vierge, dut être élevé en cinq années au plus, on peut bien se
demander s'il serait possible aujourd'hui d'obtenir un pareil résultat.
Et cette fécondité, cependant, n'est pas obtenue au détriment de
l'exécution ou de l'unité dans le style; on peut, certes, constater le
travail de mains différentes, sans qu'il en résulte un défaut
d'harmonie dans l'ensemble. Si les grandes portes du XIIIe siècle, appartenant aux cathédrales de Chartres, de Reims, d'Amiens, de Bourges,
présentent des exemples admirables, on ne saurait cependant les
considérer comme pouvant rivaliser avec les deux portes que nous venons
de citer, et notamment avec celle de la Vierge de Notre-Dame de Paris.
Cependant, à la base du transsept méridional de cette église, il existe
une porte fort belle, datée de 1257, et qui peut être classée parmi les
meilleures compositions en ce genre. Le tympan représente la légende de
saint Étienne, et les voussures, des martyrs, des docteurs et des
anges. Sur le trumeau est dressée la statue du saint, et dans les
ébrasements sont placés des apôtres. Il est à croire que cette porte
passa, au moment où elle fut bâtie, pour un chef-d'œuvre, car on la
retrouve exactement copiée, sauf quelques détails, à la base du pignon
méridional de la cathédrale de Meaux, mais par des mains moins habiles.
Il nous faut citer encore, parmi les portes du milieu du XIIIe
siècle, remarquables par leur exécution et leur composition, celles de
la sainte Chapelle de Paris, celle méridionale du transsept de l'église
abbatiale de Saint-Denis, découverte depuis peu, et qui fut
malheureusement mutilée pendant le dernier siècle pour construire un
couloir entre l'église et la maison des religieux. Cette porte est,
comme sculpture, une œuvre incomparable, et jamais la pierre ne fut
traitée avec plus d'habileté.
La fin du XIIIe siècle et le XIVe siècle nous
fournissent des exemples de portes bien composées et d'une exécution
excellente; mais, cependant, ces ouvrages sont tous empreints d'une
maigreur de style qui fait regretter les conceptions incomparables du
commencement du XIIIe siècle. Les détails d'ornements ne
sont plus à l'échelle, les figures sont petites et les sujets confus.
Les formes géométriques l'emportent sur la statuaire, l'enveloppent et
la réduisent à un rôle infime. Les profils se multiplient, et à force
de rechercher la variété, les artistes tombent dans la monotonie.
Cependant nous serions injustes si nous ne constations les qualités qui
distinguent quelques-unes de ces compositions. Bien des fois, dans cet
ouvrage, nous avons l'occasion de citer l'église de Saint-Urbain de
Troyes, monument des dernières années du XIIIe siècle, et
dont la structure comme les détails ont une grande valeur. Cette église
possède une porte centrale à l'occident, dont la composition est
originale et gracieuse. La porte principale de l'église de Saint-Urbain
s'ouvrait sous un porche qui ne fut pas achevé. Elle est dépourvue de
voussures, le formeret de la voûte du porche lui en tenant lieu. Sur le
trumeau central (voyez figure 69), s'élevait, croyons-nous, la statue
de saint Urbain, pape70.
Dans une riche colonnade surmontée de dais, à droite et à gauche, sous
le porche, ne formant pas ébrasements, devaient être posées diverses
statues, comme sous le porche de l'église Saint-Nicaise de Reims. Deux
de ces statues, près des pieds-droits, se détachaient plus
particulièrement des groupes posés sous la colonnade, et portaient sur
deux piédestaux saillants (voyez le plan A). Le linteau, très-chargé
d'ornements feuillus et de moulures, retrace, sur une frise étroite, la
résurrection. Les morts sortent de leurs cercueils. Dans les
compartiments inférieurs du tympan, à la droite du Christ, on voit
Abraham recevant les élus dans les plis de son manteau; à la suite,
deux anges séparent les âmes. Celles qui sont élues sont couronnées.
Dans le compartiment suivant, sont les damnés enchaînés et tirés par
des démons; parmi ces âmes, on remarque un évêque et un roi
reconnaissables à la mitre et à la couronne, car ces petites figures
sont nues d'ailleurs. Le dernier compartiment représente l'entrée de
l'enfer sous la forme d'une gueule monstrueuse dans laquelle les démons
précipitent les damnés. Au-dessus, dans deux quatre-lobes, la
Vierge et saint Jean, agenouillés, implorent le Christ pour les
pécheurs; entre-deux est sculpté un ange, les ailes éployées et tenant
un phylactère. Cet ange remplace le pèsement des âmes représenté d'une
façon si dramatique sur les monuments antérieurs. Dans le quatre-lobes
supérieur apparaît le Christ demi-nu, accompagné de deux anges tenant
le soleil et la lune, et ayant sous ses pieds les douze apôtres assis.
Dans les deux triangles latéraux, deux anges sonnent de la trompette.
Il y a loin de ce petit paradis géométrique, où la statuaire ne remplit
qu'un rôle très-secondaire, aux glorieux tympans de Notre-Dame de
Paris, de Chartres, d'Amiens,
et de la cathédrale de Bordeaux. Cette façon sommaire de représenter la
scène du jugement indique assez que la grande école de statuaire
tendait, à la fin du XIIIe siècle déjà, à laisser de côté les belles traditions religieuses qu'avaient si bien interprétées les artistes de 1160 à 1250.
En B, nous avons tracé le plan du trumeau.
C'est cependant sur ces compositions gracieusement agencées, mais
qui manquent de style et de grandeur, que l'on juge habituellement
l'art dit gothique. C'est comme si l'on prétendait apprécier l'art grec
sur les compositions maigres et souvent maniérées du temps d'Adrien, au
lieu de le juger sur les monuments du temps de Périclès.
On ne saurait nier toutefois qu'il y ait dans cette œuvre de la fin du XIIIe
siècle, sinon beaucoup d'imagination, au moins une conception
très-gracieuse, une étude fine des proportions et une perfection
prodigieuse dans l'exécution des détails; mais l'architecture l'emporte
sur la statuaire, réduite à la fonction d'une simple ornementation.
L'imagier n'est plus un artiste, c'est un ouvrier habile.
Ce qu'on ne saurait trop étudier dans les compositions du commencement du XIIIe
siècle, c'est l'ampleur, les belles dispositions de la statuaire.
Celle-ci, quoique soumise aux formes architectoniques, prend ses aises,
se développe largement. On peut constater la vérité de cette
observation, en examinant notre figure 68. Dans cette page, la
statuaire remplit évidemment le rôle important, mais sans qu'il en
résulte un dérangement dans les lignes de l'architecture. En comparant
cette œuvre (la porte de la Vierge de la façade de Notre-Dame de Paris)
avec les meilleures productions de l'antiquité, chacun peut constater
qu'ici la statuaire est conçue d'après des données singulièrement
favorables à son complet épanouissement. La pensée de former autour du
tympan un encadrement de figures, une assemblée de personnages
assistant à la scène principale, est certainement très-heureuse et
neuve. Rien de pareil ni dans les monuments de la Grèce, ni dans les
monuments de la Rome antique.
En appréciant les choses d'art avec les yeux d'un critique
impartial, et en ne tenant pas compte des admirations toutes faites ou
imposées par un esprit exclusif, il faudra bien reconnaître que dans la
plupart des conceptions de l'école laïque du commencement du XIIIe
siècle, la statuaire est répartie d'après des données plus vraies
qu'elle ne l'a été dans les monuments de l'antiquité. Si nous prenons
le chef-d'œuvre de l'art grec, le Parthénon, par exemple, nous voyons
que la statuaire est placée dans le tympan du fronton, dans des métopes
et sur des frises toujours plongées dans l'ombre, sous un portique dont
le peu de largeur ne donnait pas une reculée suffisante pour apprécier
la valeur de la sculpture. Les sujets posés entre les triglyphes, sous
le larmier de la corniche, étaient, pendant une partie du jour, coupés
par l'ombre de ce larmier. Ils sont trop petits d'échelle pour la place
qu'ils occupent, surtout si on les compare aux statues des tympans.
Éloignée de l'œil, cette admirable statuaire de Phidias, qui, dans
un musée, peut être étudiée et appréciée, perdait naturellement
beaucoup. Mérite d'exécution à part, il n'est pas nécessaire de
raisonner longuement pour prouver que la statuaire des portails de nos
grandes cathédrales est plus favorablement disposée, et que, par
conséquent, l'effet d'ensemble qu'elle produit sur le spectateur est
plus complet et plus saisissant. Placer autour des portes, c'est-à-dire
autour des parties d'un monument dont on peut le plus souvent et le
plus aisément apprécier la richesse, ces myriades de figures qui
participent à un sujet, c'est là certainement une idée féconde pour les
artistes appelés à décorer ces vastes portails. Alors la statuaire peut
être appréciée dans son ensemble comme composition, dans ses détails
comme exécution. Elle n'est pas trop distante du spectateur pour que
celui-ci ne puisse l'examiner à l'aise. Les rapports d'échelle, entre
les figures, sont établis de façon à ne point présenter de ces
contrastes qui choquent dans les monuments de l'antiquité. On ne trouve
pas, ainsi que cela se voit trop souvent dans les édifices de la Rome
impériale, par exemple, des figures en ronde bosse à côté de figures en
bas-relief, sur une même échelle. À la porte de la Vierge de
Notre-Dame, les sujets traités en bas-relief sont très-rapprochés de
l'œil et d'une échelle très-réduite. Ils ne forment plus, pour ainsi
dire, qu'une ornementation de tapisserie qui ne peut lutter avec la statuaire ronde bosse.
Il y a donc, dans ces compositions du moyen âge, de l'art, beaucoup
d'art, et si, comme à Notre-Dame de Paris, ces compositions sont
soutenues par une exécution et un style remarquables, nous ne
comprenons guère comment et pourquoi ces œuvres ont été longtemps
dédaignées, sinon dénoncées comme barbares. Convenons-en, les barbares
sont ceux qui ne veulent pas voir ces ouvrages placés sous leurs yeux,
et qui, sur la foi d'un enseignement étroit, vont étudier au loin des
monuments d'un ordre très-inférieur à ceux-ci sous tous les rapports.
Les trois portes de la façade de la cathédrale de Paris, comme la
plupart de celles élevées à cette époque (de 1200 à 1220), ont cela de
particulier, qu'elles présentent une masse très-riche au milieu de
surfaces unies, simples. Cette disposition contribue encore à donner
plus d'éclat et d'importance à ces entrées. Elles ne sont reliées que
par les niches décorant la face des contre-forts qui les séparent,
niches qui abritent les quatre statues colossales de saint Étienne, de
l'Église, de la Synagogue et de saint Marcel. Mais bientôt ce parti
architectonique, d'un effet toujours sûr, parut trop pauvre. Les portes
furent reliées à tout un ensemble d'architecture de plus en plus orné;
elles ne formèrent plus une partie distincte dans les façades, mais
furent reliées, soit par des portails avancés, comme à Amiens, soit par un système décoratif général, comme à Reims, à Bourges,
à Notre-Dame de Paris même, aux extrémités du transsept; comme aux
portails des Libraires et de la Calende à la cathédrale de Rouen.
Cependant elles conservèrent leurs profondes voussures, leurs tympans,
leurs trumeaux; mais les archivoltes de ces voussures furent surmontées
de gâbles presque pleins d'abord, comme aux portails nord et sud de
Notre-Dame de Paris, comme à la porte principale de la cathédrale de Bourges, puis ajourées entièrement, comme à la cathédrale de Rouen et dans tant d'autres églises du XIVe siècle71.
Ainsi que nous le disions tout à l'heure, à propos de la porte
principale de Saint-Urbain de Troyes, la statuaire perdit l'ampleur que
les artistes du commencement du XIIIe siècle avaient su lui
donner; les sujets des tympans se divisèrent en zones de plus en plus
nombreuses; les figures des voussures, en buste parfois, pour leur
conserver une échelle en rapport avec celles des tympans, furent
sculptées assises, ou même en pied, réduites de dimension par
conséquent; les dais séparant les statuettes des voussures prirent plus
d'importance, ainsi que les moulures des archivoltes; les statues des
ébrasements entrèrent dans des niches séparées et ne posèrent plus sur
une saillie prononcée, comme celles de la porte de la Vierge de
Notre-Dame de Paris: des colonnettes s'interposèrent entre elles. Ces
statues se perdent ainsi dans l'ensemble. À la fin du XIVe
siècle, les formes de l'architecture et l'ornementation paraissent
étouffer la statuaire. La grande école s'égare au milieu d'une
profusion de détails trop petits d'échelle; les formes s'allongent et
les lignes horizontales tendent à disparaître presque entièrement.
L'exécution cependant est parfaite; l'appareil, le tracé des profils
sont combinés avec une étude et un soin merveilleux.
On a pu remarquer dans les exemples de portes de la fin du XIIe siècle et du commencement du XIIIe
précédemment donné, que les statues qui garnissent les ébrasements sont
le plus souvent accolées à des colonnes portant un chapiteau surmonté
d'un dais. Chaque statue faisait ainsi partie de l'architecture; elle
était comme une sorte de caryatide qu'il fallait poser en construisant
l'édifice; mais alors le mouvement, l'échelle de ces figures étaient
ainsi associés intimement à l'ensemble. Plus tard, vers le milieu du
XIIIe siècle, on laissa, dans les ébrasements des portes,
des rentrants qui permettaient de poser les statues après coup et
lorsque la bâtisse était élevée. Cette méthode était certes plus
commode pour les statuaires, en ce qu'elle ne les obligeait pas à hâter
leur travail et à suivre celui des constructeurs, mais l'art s'en
ressentit. Les figures, dorénavant faites à l'atelier, peut-être à
intervalles assez longs, n'eurent plus l'unité monumentale si
remarquable dans les édifices de la première période gothique. La
statuaire, sujette de l'architecture pour les bas-reliefs et pour
toutes les parties qu'il fallait poser en bâtissant, s'amoindrissant
même pour mieux laisser dominer les formes architectoniques,
s'émancipait lorsqu'il s'agissait de faire de grandes figures posées
après coup. L'artiste perdait de vue l'œuvre commune, et tout entier à
son travail isolé, comme cela n'a que trop souvent lieu aujourd'hui, il
apportait de son atelier des figures qui sentaient le travail
individuel et ne formaient plus, réunies, cet ensemble complet qui seul
peut produire une vive impression sur le spectateur.
La finesse d'exécution, l'observation très-délicate d'ailleurs de la
nature, la recherche dans les détails, une certaine coquetterie dans le
faire, remplacent le style grandiose et sévère des artistes tailleurs
d'images du XIIe siècle et du commencement du XIIIe. Il suffit d'examiner les portails du XIVe siècle pour être convaincu de la vérité de cette observation.
Parmi les grandes portes d'églises élevées vers le commencement du XIVe
siècle, il faut noter entre les plus belles celles de la cathédrale de
Rouen, les deux portes de la Calende et des Libraires, ou plutôt de la
Librairie72.
Malgré la profusion des détails, la ténuité des moulures et de
l'ornementation, ces portes conservent cependant encore de masses bien
accusées, et leurs proportions sont étudiées par un artiste consommé.
Bien que le format de cet ouvrage ne se prête guère à rendre par la
gravure des œuvres aussi remplies de détails, cependant nous donnons
ici l'une de ces deux portes de la cathédrale de Rouen, celle de la
Calende. Cette porte (fig. 70) comprend de grandes lignes principales
fortement accentuées; elle se détache avec art entre les gros
contre-forts qui l'épaulent.
Sur le trumeau était placée la statue du Christ, détruite
aujourd'hui. Dans les ébrasements, dix apôtres, trois de chaque côté;
quatre statues se voient sur la même ligne, sur la face des gros
contre-forts et sur les deux retours d'équerre. Les deux linteaux et le
tympan représentent la Passion. Dans les voussures, sont sculptés des
martyrs. Dans le lobe inférieur du grand gâble, le pèsement des âmes73.
Malgré la belle entente des lignes et le choix heureux des
proportions, on observera combien, dans cette porte, la statuaire est
réduite, comme elle est devenue sujette des lignes géométriques. Dans
les piédestaux qui supportent les statues sont sculptés des myriades de
petits bas-reliefs représentant des scènes de l'Ancien Testament et des
prophéties. Tout cela est d'ailleurs exécuté avec une rare perfection,
et les statues, qui ne dépassent pas la dimension humaine, sont de
véritables chefs-d'œuvre pleins de grâce et d'élégance.
Le gâble qui surmonte cette porte, plein dans sa partie inférieure
jusqu'au niveau A de la corniche de la galerie, est complétement ajouré
au-dessus de celle-ci, et laisse voir la claire-voie vitrée supportant
la rose.
En B, est tracé le plan des ébrasements avec les contre-forts, et en
C, le plan de ces contre-forts au niveau D. Examinons un instant le
tracé des ébrasements et voussures, indiqué en E à une échelle plus
grande. Les colonnettes a montent de fond, reposent sur un
glacis avec socle inférieur, et forment les boudins principaux des
voussures. Entre elles sont tracés les piédestaux portant les statues,
et l'angle saillant sort de la ligne du socle en b. La projection horizontale des dais surmontant les grandes figures est un demi-hexagone c d e f; le fond de la niche est la portion d'arc cd.
Au-dessus des dais couvrant les grandes figures viennent les voussoirs des archivoltes avec leurs dais i, l, m, n, donnant aussi l'épannelage des figurines. L'extrados de ces voussoirs est en p.
On remarquera avec quelle méthode géométrique sont tracés, et les plans
horizontaux, et les élévations de cette porte. La section inférieure B
procède par pénétrations à 45º, formant toujours des angles droits, par
conséquent un appareil facile, malgré la complication apparente des
formes.
Mais, à l'article Trait , nous entrons dans de plus amples détails sur les procédés des maîtres du moyen âge, et notamment du commencement du XIVe siècle, lorsqu'il s'agit d'établir des plans superposés procédant tous d'un principe générateur admis dès la base de l'édifice.
On voit, par cet exemple, que les portes principales des églises ne
sont plus des œuvres pouvant être isolées, qu'elles forment un tout
avec le monument et entrent dans le système général de décoration. Plus
on pénètre dans le XIVe siècle, plus ce principe est suivi
avec rigueur. Il devient dès lors difficile de présenter ces portes
sans les accompagner des façades elles-mêmes au milieu desquelles on
les a percées. Déjà la porte de la Calende de Notre-Dame de Rouen se
lie si étroitement avec les contre-forts du transsept et avec la rose,
que nous avons été obligé, pour en faire comprendre la composition,
d'indiquer ces parties du monument.
Cette observation ne saurait d'ailleurs s'appliquer aux portes seulement. L'architecture religieuse des XIVe et XVe
siècles ne présente plus des membres séparés, c'est un tout combiné
géométriquement, une sorte d'organisme savant; et ces prismes, ces
enchevêtrements de courbes, ces plans superposés qui paraissent à l'œil
former un ensemble si compliqué, sont tracés suivant des lois
très-rigoureuses et une méthode parfaitement logique. Nous faisons
aujourd'hui intervenir si rarement le raisonnement géométrique et l'art
du trait dans nos compositions architectoniques, que nous sommes
facilement rebutés lorsqu'il s'agit d'étudier à fond les œuvres des
maîtres des XIVe et XVe siècles, et que nous
trouvons plus simple de les condamner comme des conceptions surchargées
de détails sans motifs. Mais si l'on pénètre dans les intentions de ces
artistes, et si l'on prend le temps d'analyser soigneusement leurs
ouvrages, on est bien vite émerveillé de la simplicité et de l'ordre
qui règnent dans les méthodes, de la rigoureuse logique des lois
admises, et de la science avec laquelle ces artistes ont su employer la
matière en présentant les apparences les plus légères, tout en élevant
des constructions éminemment solides. Car il ne faut pas conclure de ce
que, dans ces monuments, les parties purement décoratives se dégradent
plus ou moins rapidement, que l'œuvre n'est pas durable. La parure est
combinée de telle façon qu'elle peut être facilement remplacée sans
entamer en rien la bâtisse. Celle-ci, au contraire, indépendante,
sagement conçue, est à l'abri des dégradations. Il faut bien qu'il en
soit ainsi pour que ces monuments, d'un aspect si léger, aient pu
résister aux mutilations et aux injures du temps, et qu'à l'aide de
quelques réparations de surfaces, on puisse leur rendre tout leur
premier lustre74.
Les grandes portes de nos églises du XIVe siècle
présentent un système de structure et d'ornementation analogue à celui
que développe si bien la porte de la Calende. Pendant les deux premiers
tiers du XVe siècle, on construisit en France peu d'édifices
religieux. Les malheurs du temps, l'épuisement des ressources, ne le
permirent pas, et ce ne fut que sous le règne de Louis XI que l'on
commença quelques travaux, Toutefois les données générales admises pour
les grandes portes des églises ne furent pas changées, et ce n'est que
par les détails et le style que ces derniers ouvrages diffèrent de ceux
du XIVe siècle. Les gâbles prirent encore plus d'importance,
les moulures des pieds-droits et des voussures se multiplièrent; la
statuaire fut de plus en plus étouffée sous la profusion des lignes de
l'architecture et de l'ornementation; les tympans disparurent souvent
pour faire place à des claires-voies vitrées; les linteaux se
courbèrent en arcs surbaissés; les profils prismatiques prirent de
l'ampleur et de fortes saillies. Au commencement du XVIe
siècle, rien n'était encore changé aux données principales de ces
grandes baies, ainsi qu'on peut le reconnaître en examinant les portes
des églises de Saint-Wulfrand d'Abbeville
et de Saint Riquier (Somme); mais dans ces deux derniers monuments on
peut constater que les portes des façades sont tellement liées à
celles-ci, soit comme lignes d'architecture, soit comme ornementation
et système iconographique, qu'il est impossible de les en distraire.
La porte principale de l'église abbatiale de
Saint-Riquier présente dans son tympan un arbre de Jessé formant
claire-voie vitrée. L'idée est ingénieuse, mais rendue avec une
recherche exagérée de détails et un pauvre style.
Parmi les portes de la fin du XVe siècle et du commencement du XVIe,
nous mentionnerons celles des cathédrales de Tours, de Beauvais, de
Troyes, de Sens (transsept côté nord), de Senlis (idem), ces deux
dernières fort remarquables.
Les portes nord et sud de l'église Saint-Eustache de Paris datent également du commencement du XVIe siècle, et s'affranchissent quelque peu de la donnée gothique75.
Il faut citer aussi, comme appartenant à la première période de la
renaissance, les portes principales des églises de Saint-Michel de
Dijon, de Vétheuil près Mantes76,
de Saint-Nizier à Lyon, de Belloy (Seine-et-Oise), de
Villeneuve-sur-Yonne. Ces portes conservent presque entièrement la
donnée gothique dans leurs dispositions générales: ébrasements,
voussures, trumeau, tympan; l'élément nouveau n'apparaît guère que dans
l'exécution des détails de la sculpture et dans les profils.
[modifier] PORTES DE SECOND ORDRE, dépendant d'églises.
Outre les grandes portes percées au centre des façades principales
et de transsept, les églises en possèdent d'un ordre inférieur,
s'ouvrant, soit sur les collatéraux, soit sur des dépendances, telles
que cloîtres, sacristies, salles capitulaires, etc. Ces portes, de
petite dimension, sont quelquefois assez richement décorées, ou étant
très-simples, sont cependant empreintes d'un caractère monumental
remarquable. Elles sont fermées par un vantail ou par deux vantaux,
mais sont dépourvues de trumeau central.
Nous placerons en première ligne ici l'une des portes des bas côtés
de la nef de l'église abbatiale de Vézelay, comme appartenant à cette
belle architecture romane de l'ordre de Cluny, à la fin du XIe siècle et au commencement du XIIe.
Cette porte (fig. 71) se compose de deux pieds-droits, avec
pilastres cannelés, portant deux archivoltes surhaussées, décorées
d'ornements très-refouillés et grands d'échelle. Les bas-reliefs qui
décorent le linteau et le tympan représentent l'annonciation, la
visitation; la naissance du Sauveur; l'ange réveillant les bergers et
leur montrant l'étoile; au-dessous, l'adoration des rois mages. Sur les
deux chapiteaux des pieds-droits, sont sculptés deux anges les bras
étendus: l'un d'eux sonne de l'olifant; et sur ceux des pilastres, un
archer; et en regard, un serpent à tête de femme dans des feuillages.
Les anges annoncent la venue du Messie, et l'archer visant la sirène,
la chute du démon.
La hauteur des chapiteaux, la largeur inusitée des ornements,
donnent à cette porte un aspect grandiose et d'une sévérité sauvage,
qui produit un grand effet. La sculpture est d'ailleurs d'un très-beau
caractère. En A, est donné le plan de la porte; en B, la coupe de
l'archivolte; en C, la section de l'un des pilastres cannelés. Cette
porte ne possède qu'un seul vantail.
Antérieurement à cette époque, c'est-à-dire pendant le XIe
siècle, les portes latérales ou secondaires des églises sont d'une
extrême simplicité. Le plus souvent elles se composent,
particulièrement dans les provinces du Centre, de deux jambages sans
moulures, avec linteau renforcé au milieu et arc de décharge au-dessus
(fig. 72). En Auvergne, dans le Nivernais, une partie du Berry, de la
haute Champagne et du Lyonnais, il existe quelques baies de ce genre à
un seul vantail, qui remontent aux dernières années du XIe siècle. La figure 72 bis
donne la coupe de ces portes, dont l'arc de décharge forme berceau à
l'intérieur, au-dessus du tympan. En Bourgogne, le linteau formant
tympan circulaire sous l'arc de décharge est toujours employé, et cet
arc est décoré; car l'école bourguignonne est prodigue de sculpture. Sur le flanc sud de la nef de l'église de Beaune,
on voit encore une fort jolie porte de ce genre parfaitement conservée.
Les pieds-droits sont accompagnés de deux colonnettes, et l'archivolte
est ornée d'un gros boudin sculpté (fig. 73). Cette porte date de 1140
environ. En A, nous en donnons le plan, et en B, la coupe. Cette porte
possédait deux vantaux.
Les exemples que nous venons de tracer indiquent déjà que les
architectes du moyen âge changeaient les dispositions des portes quand
ils en changeaient l'échelle. Ainsi ces portes romanes, indépendamment
de leur dimension, ont un tout autre caractère que les portes
principales. Les portes secondaires ne sont pas un diminutif de
celles-ci, et, en admettant que leur dimension ne fût pas indiquée, on
ne saurait les confondre avec les larges issues pratiquées sur les
façades des grandes églises. Il y a là un enseignement qui n'est pas à
dédaigner; car la qualité principale que doit posséder tout membre
d'architecture, est de paraître remplir la fonction à laquelle il est
destiné. Nous ne trouvons pas cependant cette apparence en conformité
parfaite avec la fonction dans les monuments modernes. Beaucoup de
portes secondaires de nos édifices ne sont que des copies réduites des
grandes portes, possédant les mêmes membres, les mêmes proportions, les
mêmes ornements diminués d'échelle. À coup sûr, cela n'est point un
progrès, puisque ce n'est pas conforme à la raison. On peut constater
également que dans certains monuments de la Rome impériale, il y a
inobservance de ces règles du bon sens et du bon goût, lorsqu'il s'agit
de portes, et que des baies de second ordre sont composées comme les
baies majeures, sans qu'on ait tenu compte de la réduction de l'échelle.
Les trois premiers exemples de portes romanes que nous venons de
donner, appartiennent aux écoles bourguignonne et du centre. Celles de
Vézelay et de Beaune
(Côte-d'Or) se distinguent par la force des profils et la largeur de
l'ornementation, parce que ces baies dépendent d'édifices où ces
membres de l'architecture ont une puissance que l'on ne trouve point
dans les monuments des autres provinces. Mais si nous pénétrons dans
l'Île-de-France, dans le Valois et le Beauvaisis, nous voyons au
contraire que les portes d'un ordre secondaire, à dater de la seconde
moitié du XIIe siècle, se distinguent par la finesse des profils, un goût très-délicat et une absence d'exagération dans les proportions.
Voici (fig. 74) une porte s'ouvrant latéralement sur la nef de
l'église de Saint-Remi l'Abbaye (Oise), qui ne se distingue que par la
belle ordonnance de l'appareil. Une seule moulure, très-délicate et
décorée d'intailles (voy. le détail A), entoure l'archivolte qui
soulage le linteau renforcé au milieu de sa portée. Il y a dans cet
exemple la trace d'un art fin et sobre à la fois, qui appartient à
cette province au déclin du roman. Cela rappelle les constructions
antiques des meilleurs temps.
Si l'on veut saisir d'un coup d'œil les variétés des écoles françaises à la fin de la première moitié du XIIe
siècle, lorsqu'il s'agit des portes d'un ordre inférieur, il suffira
d'examiner 1a figure 75, qui donne en A une porte latérale de
l'ancienne église d'Alet (Aude), détruite aujourd'hui en grande partie, et en B une porte latérale de la nef de l'église de Cinqueux
(diocèse de Beauvais). La porte A semble copiée sur un édifice
romano-grec de la Syrie septentrionale; celle de Cinqueux s'affranchit
déjà des données antiques. Le principe de structure est identique pour
ces deux exemples, les caractères sont différents. Ce parallèle fait
assez connaître que notre architecture du XIIe siècle doit
être étudiée par provinces, comme les dialectes qui ont concouru à
former notre langue; que cette étude demande une analyse délicate et la
réunion d'un grand nombre de matériaux, si l'on prétend apprécier les
diverses sources auxquelles notre art du moyen âge a été puiser avant
d'arriver au développement de l'école laïque française.
Nous pourrions accumuler les exemples propres à faire ressortir les
variétés des écoles romanes de l'ancienne Gaule dans l'expression d'un
même principe, mais nous craindrions de fatiguer nos lecteurs et
d'étendre démesurément cet article déjà bien long. Les provinces
diverses de ce territoire qu'on appelle aujourd'hui la France
s'appuient, dans la formation de leur architecture comme du langage,
pendant les XIe et XIIe siècles, sur les mêmes
éléments. La basse latinité est le point de départ, mais ces provinces
possèdent chacune un caractère particulier; elles subissent des
influences, soit locales, soit étrangères; puis il arrive un moment où
le domaine royal, en politique, en littérature, comme dans l'art de
l'architecture, acquiert une prépondérance marquée. Les arts des
provinces passent, pour ainsi dire, alors, à l'état de patois, et l'art
qui se développe au sein du domaine royal devient le seul
officiellement reconnu, celui que chacun s'empresse d'imiter avec plus
ou moins d'adresse et d'aptitudes, et qui finit par étouffer tous les
autres. C'est ce fait considérable dans notre histoire, que des esprits
distingués cependant ont prétendu n'envisager que comme une bizarrerie,
une étrangeté, une lacune. Mais, pourquoi nous étonner de l'existence
de ce préjugé, quand nous pouvons constater qu'avant les travaux de M.
Littré sur la langue française, on ne voyait dans nos poésies du moyen
âge que les échos d'un langage grossier et barbare, et qu'il a fallu
toute la délicatesse d'analyse du savant académicien pour démontrer à
ceux qui prennent la peine de le lire, que ce langage du XIIe
siècle est complet, éminemment logique et souvent rempli de beautés du
premier ordre. Ce sont là aujourd'hui des faits acquis, et il
paraîtrait équitable de donner l'épithète de barbares à ceux
qui les ignorent chez nous, quand l'Europe entière s'associe à nos
travaux, et considère notre littérature, nos arts du moyen âge, comme
le réveil de l'intelligence au sein des bouleversements qui ont suivi
la chute de l'empire romain.
Revenons aux portes. Les deux exemples de la figure 75, qui
appartiennent à la même époque, affectent des caractères tranchés,
dérivés d'écoles différentes; en voici un troisième (fig. 76) qui se
distingue des deux premiers. Cette porte s'ouvre sur la chapelle
funéraire de Sainte-Claire, au Puy en Velay, joli monument bâti vers le
milieu du XIIe siècle, sur plan octogonal, avec absidiole
semi-circulaire. Son archivolte est composée de claveaux noirs et
blancs, et son tympan présente une mosaïque bicolore. Le linteau est
décoré d'une croix nimbée et de quatre patères sur un champ légèrement
creusé. On trouve ici l'expression la plus délicate de l'art roman
d'Auvergne arrivé à son apogée; il est difficile de produire plus
d'effet à moins de frais77.
Cet art de l'Auvergne était arrivé alors à un degré très-élevé, soit
comme structure, soit comme entente des proportions, soit comme, tracé
des profils, et cependant il dut s'effacer bientôt sous l'influence de
l'architecture du domaine royal.
En 1212, on posait la première pierre de la cathédrale de Reims.
L'œuvre fut commencée par le chœur et les deux bras de croix; et en
effet, à la base des pignons qui ferment ceux-ci, on signale la
présence de fenêtres plein cintre qui rappellent encore les
dispositions des églises romanes. Du côté nord, s'ouvre sur le
transsept, à la droite de la porte principale, une baie secondaire qui
autrefois donnait sur le cloître, et qui aujourd'hui est murée. Cette
porte (fig. 77) appartient certainement, par le caractère de sa
sculpture, comme par sa composition, aux reconstructions de la
cathédrale de 1212, et on la croirait plutôt de la fin du XIIe siècle que des premières années du XIIIe.
Un porche d'une époque un peu plus récente, couvert en berceau,
protége cette porte, qui a conservé toutes ses peintures. Sa décoration
consiste en une statue de la sainte Vierge assise dans le tympan, sous
un dais très-riche et garni de courtines. L'archivolte plein cintre est
ornée de statuettes d'anges. À la clef, la Vierge, sous la figure d'un
petit personnage nu, est enlevée dans un voile par deux anges. Deux
autres anges de plus grande dimension remplissent les écoinsons: l'un
tient une croix bourdonnée, l'autre semble bénir. L'extrémité du tympan
ogival est couvert par une peinture représentant le Christ dans sa
gloire, accompagné de deux anges adorateurs. Les petits pieds-droits
représentent, de face, des rinceaux très-délicats, et latéralement, des
clercs occupés à des fonctions religieuses. La sculpture est
entièrement couverte d'une coloration brillante, mais les sujets qui
couvraient le tympan, derrière la Vierge, ont disparu. Deux fortes
consoles portent le linteau (voy. la coupe A).
En examinant cette figure, on reconnaît que les architectes champenois du commencement du XIIIe
siècle cherchaient des dispositions neuves, ou du moins qu'ils savaient
profiter des traditions romanes pour les appliquer d'une façon originale78. La sculpture de figures et d'ornements de cette porte est très-bonne et encore empreinte du style du XIIe siècle, comme si elle eût été confiée à quelque vieux maître. Ce fait se présente parfois au commencement du XIIIe
siècle. Il y avait alors évidemment une jeune école, tendant vers le
naturalisme, et une école archaïque à son déclin; mais nous avons
l'occasion de constater l'influence et l'antagonisme de ces deux écoles
à l'article Statuaire .
La cathédrale d'Amiens
était commencée en 1220, quelques années après celle de Reims. Les
constructions premières comprirent la nef et les deux bras de croix, et
il est probable que Robert de Luzarches, l'architecte de ce beau
monument, ne put voir élever que les soubassements de son projet. On
peut reconnaître facilement les parties de l'édifice à la construction
desquelles il présida. Ce sont: les contre-forts et piliers de la nef
jusqu'à la hauteur des chapiteaux des bas côtés, les parties
inférieures de la grande porte occidentale, et la base du pignon sud du
transsept. Dans le plan primitif, la nef ne comportait pas de
chapelles; de belles fenêtres éclairaient directement les collatéraux79;
mais sous la première fenêtre de la nef, au sud, proche la façade
occidentale, s'ouvrait une porte secondaire qui donnait dans le cloître
établi de ce côté. Cette porte, aujourd'hui masquée par un porche du XIVe
siècle, ne rappelle en aucune façon, par son style, la porte latérale
de la cathédrale de Reims que nous avons donnée (fig. 77). C'est qu'en
effet, entre l'architecture de la Champagne et celle de Picardie, les
différences sont notables au commencement du XIIIe siècle,
et cependant les architectes de ces monuments étaient tous deux sortis
du domaine royal; mais il est évident (et cela est à leur louange) que
ces maîtres savaient plier leur talent aux traditions locales, à la
qualité des matériaux mis à leur disposition et au génie des
populations qui les appelaient. La porte latérale de la nef de
Notre-Dame d'Amiens est encore, dans les détails de la sculpture, quelque peu empreinte du style du XIIe
siècle, mais la composition est entièrement nouvelle. D'abord elle est
accompagnée de deux arcades aveugles comprises entre les contre-forts;
les trois arcs (celui central étant presque plein cintre) sont
surmontés de gâbles figurés par un simple bizeau; son ensemble est
large et trapu; la statuaire en est exclue. En effet, autant
l'architecture gothique champenoise, à son origine, est prodigue de
statuaire, autant celle de Picardie en est avare. Mais, en revanche, la
sculpture d'ornement est riche et largement développée; les chapiteaux
de cette porte (fig. 78) sont beaux; les tailloirs et même les
astragales sont décorés; le tympan est couvert d'une tapisserie de
rosaces d'un grand caractère. Déjà les arcs sont accompagnés de redents
et les profils sont fins et multipliés. On retrouve dans cette
composition secondaire l'ampleur, qui est une des plus belles qualités
de la cathédrale d'Amiens.
Ce ne sont plus les proportions massives et allongées de Notre-Dame de
Reims; les supports sont grêles et les ouvertures larges. C'est ainsi
que ces artistes savaient mettre de l'unité dans leurs œuvres et
adopter un parti, suivi fidèlement dans les détails aussi bien que dans
les ensembles de leurs compositions. En A, est tracé le plan de la
porte latérale de la cathédrale d'Amiens;
en B, au vingtième de l'exécution, la section d'un pied-droit avec sa
colonnette monolithe, les tailloirs des chapiteaux et la trace des
archivoltes sur ces tailloirs, les profils a et b formant les redents; le nu du tympan étant en c. En C, est donné, également au vingtième, un fragment de la tapisserie qui décore le linteau-tympan.
Vers la même époque, on reconstruisait la cathédrale de Chartres sur
des fondations antérieures. Au pied des deux contre-forts occidentaux
des deux bras de croix, l'architecte du commencement du XIIIe
siècle ménageait deux portes destinées à donner entrée à la crypte. Ces
portes sont d'une extrême simplicité et ne se recommandent que par la
beauté de leur structure. Nous donnons (fig. 79) l'une d'elles. Un
large bizeau ébrase les jambages et l'archivolte extérieurement; le
linteau-tympan, soutenu par deux corbeaux, est percé d'un œil destiné à
éclairer la descente à la crypte. En A, est tracée la coupe de cette
porte. Ici encore on peut saisir l'harmonie répandue dans ces édifices
du commencement du XIIIe siècle. Par son caractère seul, ce
membre d'architecture se distingue des portes appartenant à des
monuments religieux d'un aspect moins robuste. Le principe de la
structure est toujours le même; mais la rudesse des formes de
Notre-Dame de Chartres se fait sentir dans ce détail. Percée aux flancs
de Notre-Dame de Paris ou de Notre-Dame de Reims, cette porte ferait
tache, tandis qu'elle est ici à sa place, et ne contraste pas avec tout
ce qui l'entoure. À voir isolément une de ces portes, on peut donc
dire, non-seulement à quelle époque, mais aussi à quel monument elle
appartient. Pourrait-on classer d'une manière aussi certaine les divers
membres de nos monuments? Cette unité, si nécessaire dans toute œuvre
d'art, est-elle une règle observée de nos jours?
Si nous abandonnons cet art gothique primitif, et si nous pénétrons dans ses dérivés, vers la seconde moitié du XIIIe siècle, nous pourrons trouver encore bien des exemples de portes à recueillir.
Nous avons vu que certaines provinces, comme le Poitou, la
Saintonge, le Limousin, avaient, à l'époque romane, admis les portes
sans linteaux ni tympans; cette tradition est conservée pendant la
période gothique dans les mêmes provinces et dans les contrées qui
subissent l'influence de ces écoles. C'est ainsi que nous voyons, à
l'abbaye de Beaulieu (Tarn-et-Garonne), une église de la seconde moitié du XIIIe siècle, dont les portes sont encore dépourvues de linteaux et de tympans, comme l'est celle de la Souterraine que nous avons tracée (fig. 61). L'une des portes secondaires de l'église de Beaulieu
se fait remarquer en outre par la belle et large ordonnance de son
archivolte et la pureté de ses proportions (fig. 80). La coupe A de
cette porte fait voir que l'archivolte à grands claveaux est bandée sur
le tableau seulement, et que les vantaux s'ouvrent sous une
arrière-voussure a, formée d'un arc surbaissé. La moulure b
de l'archivolte est destinée à relier les claveaux de face à la
construction. Cette moulure n'est donc pas seulement un ornement, c'est
une nécessité de construction dont l'architecte a su tirer parti. En
effet, il faut considérer ces moulures saillantes qui circonscrivent
parfois les claveaux des archivoltes des portes pendant les XIIe et XIIIe
le siècles, comme un moyen d'éviter les déliaisonnements. Les arcs
n'ayant souvent, ainsi que les parements qui les surmontent, qu'une
assez faible épaisseur, il était utile de relier ces placages de pierre
à la bâtisse; la moulure saillante d'archivolte remplissait cet office,
comme les assises de tailloirs le faisaient pour les chapiteaux. Ce
parti était d'autant plus nécessaire ici, que les vantaux, devant
s'ouvrir jusqu'au sommet du tiers-point, se développaient sous une
arrière-voussure qui ne pouvait être concentrique à l'arc de face. Les
constructeurs n'auraient jamais évidé cette arrière-voussure dans les
claveaux de tête, car ils évitaient soigneusement les appareils
défectueux. Ils faisaient donc deux arcs juxtaposés: celui de tête
fermant la baie au droit des tableaux, et celui d'ébrasement intérieur
formant arrière-voussure; alors la moulure externe reliait ces deux
arcs en les rendant solidaires. Dans la structure des portes percées,
comme celles des églises, sous des murs épais et haut, les architectes
ont grand soin d'éviter les ruptures en extradossant les arcs et en ne
les liant pas aux parements. Pour que ces arcs ne tendent pas, sous une
pression considérable, à s'écarter de leur plan, ils les sertissent
souvent par un rang de claveaux peu épais, mais ayant une forte queue.
C'est en analysant ainsi les membres de cette architecture qui
semblent purement décoratifs, qu'on reconnaît le sens droit et pratique
des architectes du moyen âge. Il n'est pas une forme dont on ne puisse
rendre compte, pas un détail qui ne soit justifié par une nécessité de
la structure. Ces architectes peuvent donc nous apprendre quelque
chose, ne fût-ce qu'à raisonner un peu lorsque nous bâtissons. Comment
dès lors serions-nous surpris si certaines écoles modernes, que
l'habitude de raisonner gênerait dans l'emploi de formes injustifiables
qu'elles préconisent, prétendent que cet art du moyen âge est barbare,
et que son étude n'est bonne qu'à corrompre le goût, qu'à étouffer ce
qu'elles veulent considérer comme les saines doctrines?
Pour ces écoles, l'art de l'architecture semble n'être qu'une
affaire de foi, et elles diraient volontiers comme saint Augustin: «Je
crois parce que je ne comprends pas.» Nous dirions plus volontiers,
s'il s'agit d'architecture: «Ne croyez que si vous comprenez.» Mais,
pour comprendre, il faut analyser, raisonner, recueillir et comparer:
c'est un travail long et pénible parfois; plutôt que de s'y livrer, on
préfère, en certains cas, condamner sans voir, juger sans connaître, et
continuer à empiler des matériaux avec excès, sans économie comme sans
raison.
Si dans les plus grandes portes, comme dans celles d'une dimension
médiocre, que nous avons présentées à nos lecteurs dans le cours de cet
article, on suppute le cube des matériaux employés pour résister à des
charges énormes, on constatera que ce cube est très-réduit relativement
aux pressions qu'il subit: cela est à considérer.
Il se présentait des conditions telles parfois, que les architectes
pouvaient éviter les arcs de décharge plein cintre ou en tiers-point
constituant le couronnement de la baie, mais n'osaient pas se fier à un
simple linteau, lorsque, par exemple, les portes s'ouvraient dans un
mur peu épais et d'une élévation médiocre; alors ils se contentaient
d'un arc de cercle pour fermer le tableau, où ils composaient une
courbe surbaissée.
Il existe une jolie porte établie dans ces conditions et s'ouvrant dans le mur de l'ancienne sacristie de la cathédrale de Clermont (Puy-de-Dôme)80. Cette porte date des dernières années du XIIIe siècle; son arc donne une ogive surbaissée (fig. 81), dont les centres sont placés en a et b.
Son profil, tracé en A au dixième, est décoré de deux cordons sculptés.
avec beaucoup de délicatesse dans de la lave de Volvic. L'embase des
pieds-droits détaillée en B est très-heureusement composée. Cette porte
est intérieure (il ne faut pas l'oublier); elle s'ouvre sur le bas côté
du chœur, et elle affecte, en effet, des formes d'ensemble et de
détails qui conviennent à cette place. On signale rarement en France ce
genre d'arcs en ogive surbaissée. Cet exemple, toutefois, tend à
démontrer combien les artistes de ce temps conservaient une
indépendance complète dans l'emploi des formes qu'ils croyaient devoir
adopter, combien peu ils se soumettaient à la routine.
En parlant des portes principales des églises, nous avons dit que,
dans la province de Champagne particulièrement, on signalait un assez
grand nombre de portes dont les tympans sont à claire-voie. Telles sont
composées les portes occidentales de la cathédrale de Reims. On voit
également, dans cette province, des portes secondaires d'églises dont
le linteau est surmonté d'une véritable fenêtre formant un ensemble
avec la baie inférieure. L'église de Saint-Urbain de Troyes nous
fournit encore un exemple de ces sortes de baies ouvertes sur les deux
collatéraux81.
Ces portes étaient précédées d'un porche qui ne fut pas achevé. La
figure 82 donne l'une d'elles; une grande fenêtre vitrée surmonte le
linteau; l'arc en tiers-point de cette fenêtre sert de formeret à la
voûte du porche, dont les arêtes reposent sur les deux colonnettes A
(voy. la coupe B). Les pieds-droits de la porte, les linteaux, les
meneaux et arcs de la fenêtre, sont élevés en liais de Tonnerre, tandis
que les parements sont construits en assises basses de pierre de
Bassancourt, assez grossière d'aspect, mais résistante. En C, nous
donnons la section du pied-droit, faite sur ab.
Dans la composition de ces portes d'églises surmontées de
claires-voies, les architectes champenois semblent avoir voulu
non-seulement percer des jours partout où cela était praticable, mais
surtout décorer intérieurement les tympans de portes dont la nudité, au
revers des bas-reliefs, contraste avec la richesse extérieure. C'était,
s'il ne s'agissait que de portes secondaires, un moyen d'éclairer les
voûtes des collatéraux sous les tours des façades, d'obtenir un effet
analogue à celui que produisent les grandes claires-voies avec roses,
percées au-dessus des portes principales des hautes nefs.
À la cathédrale de Chartres, par exemple, les portes du transsept,
au nord et au midi, sont merveilleusement sculptées à l'extérieur;
leurs tympans, leurs voussures, leurs pieds-droits, sont couverts de
statues, de bas-reliefs et d'ornements; mais à l'intérieur elles ne
présentent à la base des pignons que des surfaces unies, à peine
rehaussées de cordons indiquant les arcs: ce ne sont que des revers qui
semblent attendre une décoration. Peut-être les architectes de ces
grands édifices devaient-ils orner ces revers par des tambours de
menuiserie et par des peintures, mais il ne reste pas trace aujourd'hui
de ces dispositions. Ce qui nous porterait à supposer que des tambours
devaient être adossés à ces revers de portes, c'est que souvent les
pieds-droits ou les trumeaux présentent des saillies, comme des
pilastres en attente. En Champagne, des tambours devaient certainement
fermer les ébrasements intérieurs des grandes et moyennes portes
d'églises. L'épaisseur de ces ébrasements, calculée pour permettre de
développer les vantaux sans affleurer le parement intérieur, suffirait
pour le démontrer, si le plan de l'église Saint-Nicaise de Reims ne
prouvait pas de la manière la plus positive que les portes de la façade
et du transsept étaient garnies de tambours82.
Alors les claires-voies vitrées au-dessus des portes (comme à la
cathédrale de Reims) éclairaient le vaisseau au-dessus de ces tambours
et contribuaient à la décoration générale. L'architecte de la façade
occidentale de cette cathédrale fit plus encore, il occupa tous les
parements intérieurs latéraux et supérieurs des portes par des statues
disposées dans des arcatures superposées.
Les tambours devant affleurer le parement, on conçoit dès lors que
le revers de la façade était, à l'intérieur, digne de l'extérieur. Dans
l'Île-de-France, en Picardie, et en général dans toutes les églises du
moyen âge de la période dite gothique, on doit signaler les
tâtonnements, ou tout au moins le défaut d'achèvement dans la
composition de ces revers des portes principales et moyennes. Nous
disons défaut d'achèvement, parce qu'en effet, outre les traces
d'attentes qui subsistent fréquemment, on voit quelques portes
secondaires dont les revers sont très-habilement composés. Sur le flanc
septentrional du chœur de Notre-Dame de Paris, il existe une petite
porte qui autrefois s'ouvrait sur le cloître. Cette issue, connue sous
le nom de la porte Rouge, est un chef-d'œuvre de la seconde moitié du XIIIe siècle83.
Sa sculpture, ses profils, sont d'un goût irréprochable. Or, à
l'intérieur, cette porte présente une décoration sobre, bien entendue,
et combinée évidemment pour recevoir un tambour de menuiserie.
S'ouvrant au fond d'une chapelle, elle est surmontée d'une fenêtre que
son gâble voile en partie.
À la cathédrale de Meaux, les architectes des XIIIe et XIVe
siècles ont aussi décoré très-richement les revers des portes du
transsept, au moyen de tout un système de pilettes, d'arcatures et de
gâbles en placages. À la cathédrale de Paris même, le revers de la
porte méridionale est occupé par des arcatures avec gâbles, et par deux
niches ornées de dais et destinées à recevoir des statues. Mais ce
pignon tout entier date de 1257. Il semblerait qu'avant cette époque,
les architectes évitaient au contraire de composer des décorations de
pierre au revers des grandes portes. Déjà, cependant, au commencement
du XIIIe siècle, comme à la cathédrale de Chartes par
exemple, les pignons au-dessus des grandes portes étaient percés de
roses et de galeries à jour garnies de brillants vitraux; il ne paraît
guère probable qu'au-dessous d'une décoration aussi importante et aussi
riche, on eût voulu laisser apparaître des murs nus et des revers de
vantaux de bois. Remarquons que dans ces grandes églises, par suite du
système d'architecture adopté, il ne restait nulle part un parement de
mur, tout étant occupé par des verrières, des piles et des arcs; par
conséquent, aucune surface pour développer des sujets peints. Or, il y
a tout lieu de croire que ces larges espaces sous les roses et les
galeries, au-dessus et à côté des portes, à l'intérieur, étaient
destinés à recevoir des peintures; nulle place n'était plus favorable,
et l'on imagine alors quel effet auraient produit ces pages énormes,
toutes resplendissantes de vitraux dans leur partie supérieure,
remplies de peintures dans leur partie inférieure. Que l'on suppose
encore au-dessous de ces peintures, derrière les vantaux des portes, de
beaux tambours de menuiserie, et l'on complétera par la pensée le
système décoratif de ces immenses surfaces, dont la nudité aujourd'hui
paraît inexplicable. Mais vers la seconde moitié du XIIIe
siècle, il semble qu'on ait renoncé à placer des sujets peints autre
part que dans les verrières; alors les architectes décorent les revers
des portes sous les pignons, comme à Reims, comme à Meaux, comme à
Paris même, du côté méridional.
Le XIVe siècle ne fournit pas, dans la construction de
ses monuments religieux, des données nouvelles en fait de portes du
second ordre; les errements de la fin du XIIIe siècle sont
suivis, et les exemples que nous pourrions présenter ne différeraient
que par quelques détails de ceux déjà donnés. Quant au XVe
siècle, il ne commence à construire des églises que vers les dernières
années; et si les portes d'édifices civils de cette époque ont un
caractère original bien tranché, celles qui appartiennent à des
monuments religieux ne se font remarquer que par l'habileté des
traçeurs et la délicatesse de la sculpture. Comme disposition générale,
elles rentrent dans les derniers exemples donnés ici (voy. Trumeau , Tympan ).
[modifier] PORTES D'ÉDIFICES CIVILS EXTÉRIEURS ET INTÉRIEURS.
Dans les villes du moyen âge, les châteaux et les palais possédaient
seuls des portes charretières, et ces portes étaient habituellement
fortifiées. Quant aux portes des maisons proprement dites, ces
habitations, fussent-elles pourvues de cours, n'étaient toujours que ce
que nous appelons des portes d'allée, c'est-à-dire disposées seulement
pour des piétons, d'une largeur de 1 mètre à 1m,50, et d'une hauteur de 2m,50 à 3 mètres au plus.
Nous ne connaissons pas de portes d'édifices civils appartenant au XIe
siècle en France, qui présentent un caractère particulier. Les baies
d'entrée, très-rares d'ailleurs, de cette époque, ne consistent qu'en
deux jambages avec un arc plein cintre en petit appareil, et ne
diffèrent pas des petites portes d'églises que l'on voit encore
ouvertes sur les flancs de quelques monuments religieux du Beauvaisis,
du Berry, de la Touraine et du Poitou.
Ce n'est guère qu'au commencement du XIIe siècle qu'on
peut assigner aux portes de maisons un caractère civil, et c'est encore
dans la ville de Vézelay, au sein de cette ancienne commune, que nous
trouverons des exemples de ces entrées d'habitations bourgeoises. Parmi
ces maisons, quelques-unes possédaient un premier étage au-dessus du
rez-de-chaussée, et quelquefois une tour carrée. La façade extérieure
était percée de fenêtres rares et assez étroites, les jours des
appartements étant pris sur un petit jardin intérieur. De la rue au
jardin ou à la cour, on pénétrait par un vestibule assez spacieux et
par une porte plein cintre, relativement large. La figure 83 donne
l'élévation extérieure d'une de ces portes en A, et sa coupe en B. En
C, nous avons tracé, au cinquième, les profils des deux archivoltes. On
observera que cette baie (qui d'ailleurs se répète plusieurs fois sur
la façade des maisons du XIIe siècle, à Vézelay, avec
quelques modifications dans les détails) ne rappelle en rien le style
de l'architecture religieuse de l'abbaye. Cette porte a un caractère
civil, se rapprochant plutôt de ces édifices romano-grecs de Syrie dont
nous avons déjà parlé. À l'intérieur est une arrière-voussure D relevé,
qui permet le développement des vantaux. Ces portes d'habitations du XIIe
siècle sont parfois accompagnées latéralement d'une petite fenêtre
carrée, sorte de guichet percé à hauteur d'homme à l'intérieur, et qui
permettait de reconnaître les gens qui frappaient; ou encore d'un jour
au-dessus de l'archivolte, qui éclairait le vestibule84.
On abandonne bientôt cependant les portes plein cintre pour l'entrée
des habitations, ou du moins des linteaux de pierre avec tympan
viennent se loger sous ces cintres, qui demeurent comme arcs de
décharge. C'est ainsi que sont conçues les portes des maisons des
villes de Cluny, de Provins, bâties vers la fin du XIIe siècle et le commencement du XIIIe.
Souvent même l'arc de décharge disparaît complétement à l'extérieur et
ne forme qu'arrière-voussure à l'intérieur. Les vantaux de bois
s'accommodent assez mal de la forme plein cintre; il était plus simple
de donner à ces vantaux la forme rectangulaire, surtout lorsqu'ils se
composaient d'un seul battant. Le cintre fut donc abandonné pour les
portes, et remplacé par l'ouverture rectangulaire. L'archivolte, si
elle subsistait, ne faisait que soulager le linteau, afin d'éviter
qu'il ne se brisât sous la charge. Alors, mais rarement, dans
l'architecture civile, le tympan est décoré de sculptures. On voit
encore, dans les bâtiments dépendant autrefois de l'abbaye de
Saint-Vane, aujourd'hui englobés dans la citadelle de Verdun, une porte
de ce genre, dont la composition est originale, et qui date des
premières années du XIIIe siècle.
Cette porte (fig. 84), se compose d'une archivolte à doubles
claveaux, reposant sur des jambages décorés, de chaque côté, de deux
colonnettes monostyles, ainsi que l'indique en A la section horizontale
de l'un de ces jambages. L'archivolte forme arc de décharge et voussure
intérieure en B (voy. la coupe). Des consoles soulagent le
linteau-tympan, orné de feuillages. Mais parfois ces portes extérieures
d'habitations étaient munies d'auvents à demeure, soit de pierre, soit
de bois, afin de permettre aux personnes qui frappaient à l'huis
d'attendre à l'abri qu'on vînt leur ouvrir. Il existait encore une porte du XIIIe siècle ainsi composée, sur la façade d'une petite maison de la Châtre (Indre), il y a quelques années.
Cette entrée (fig. 85), d'une largeur inusitée pour une porte
d'allée, était flanquée de deux pieds-droits saillants, comme des
jouées, portant deux corbeaux, sur lesquels reposait un gâble de
pierre, formant une forte avancée sur la voie. Une archivolte B, au nu
du mur (voy. la coupe A), servait d'arc de décharge au-dessus du
tympan, percé d'une petite fenêtre destinée à éclairer le vestibule
lorsque les vantaux étaient clos85.
Le gâble-abri se composait de simples dalles incrustées dans le
parement du mur. À cause de la largeur de la baie, le linteau était
remplacé par un arc surbaissé, avec feuillure intérieure pour recevoir
les deux vantaux. En C, nous donnons, au double, la section de l'un des
pieds-droits. Il semblerait que ces sortes d'entrées étaient assez habituellement employées dans cette province, car l'église du Blanc (Indre) possède encore une porte construite suivant la même donnée, mais sans linteau.
Le corbeau, le sommier de l'arc surbaissé, et la
pénétration de l'archivolte, étaient pris dans la même pierre. Le
sommier de cette archivolte faisait corps également avec l'assise G en
encorbellement. Mais les matériaux dont on pouvait disposer ne
permettaient pas toujours de pratiquer des saillies de pierre de nature
à résister aux intempéries. Sans changer le programme, les architectes
du moyen-âge établissaient parfois des auvents de bois au-dessus des
portes des habitations. La figure 86 nous fournit un exemple de ces
entrées de maisons. D'un côté, nous avons supposé l'auvent enlevé, afin
de faire comprendre comment il se plaçait86.
En B, nous avons tracé la coupe de cette porte avec le chevronnage de
l'auvent, et en C, la section d'un des jambages au double. Cette porte
date de la seconde moitié du XIIIe siècle; elle était fermée par un seul vantail.
S'il y a une grande variété dans la forme des portes d'églises à cette époque, c'est-à-dire pendant le XIIIe
siècle, l'architecture civile ne présente pas un moins grand nombre de
dispositions originales, et cependant nous ne possédons plus en France
que peu de maisons bâties de 1180 à 1300.
Pendant cette période, d'ailleurs, il était d'un usage assez
fréquent, surtout dans les provinces situées au sud de la Loire, de
bâtir les maisons avec portiques. Sur la voie publique alors, les
portes n'étaient qu'une simple arcade, ou une baie rectangulaire formée
de deux jambages et d'un linteau. Fréquemment aussi les rez-de-chaussée
des habitations urbaines étaient occupés par des boutiques dont les
devantures s'ouvraient sous des arcs87;
l'une de ces arcades servait d'entrée à l'escalier communiquant aux
étages supérieurs. La fermeture consistait en une huisserie avec
vantaux. Les portes des maisons, pendant le XIVe siècle,
sont généralement simples, très rarement ornées de sculptures; elles ne
consistent qu'en une archivolte en tiers-point au nu du mur, avec
linteau au-dessous, ou en une ouverture quadrangulaire, avec chanfreins
abattus sur les arêtes. Déjà, cependant, vers la fin de ce siècle,
apparaît l'accolade creusée dans le linteau. En revanche, les portes de
palais bâtis pendant cette période sont d'une grande richesse. Celles
du Palais, à Paris, dont il reste quelques débris et des dessins,
étaient fort belles (voy. Perron ). Celles de l'escalier du Louvre, bâti par Charles V, étaient également très-ornées.
Le XVe siècle, pendant lequel on bâtit peu d'églises, vit
élever une quantité de châteaux, de palais et maisons, dont les portes
extérieures étaient décorées de sculptures, de figures et d'armoiries. Parmi ces portes de palais du XVe siècle, nous devons placer en première ligne celle de l'hôtel de Jacques Cœur à Bourges,
presque intacte encore aujourd'hui. Ce fut en 1443 que le célèbre
trésorier de Charles VII commença la construction de cette belle
résidence. Arrêté en 1451 à Taillebourg, sur l'ordre du roi, par
Olivier Coetivi, Jacques Cœur put à peine jouir de l'hôtel qu'il avait
fait construire dans sa ville natale. Le portail de cet hôtel (fig.
87), est percé sous un pavillon rectangulaire qui occupe à peu près le
milieu de la façade sur la rue. Il consiste en une porte charretière
avec poterne au côté gauche. Les vantaux de bois sculpté de la grande
baie sont percés en outre d'un guichet très-étroit, surmonté d'un
heurtoir, et s'ouvraient carrément en dedans de l'arc en tiers-point,
sous un portail voûté en berceau surbaissé. Au-dessus de la porte, une
niche est pratiquée, partie aux dépens de l'épaisseur du mur, partie en
encorbellement; cette niche est surmontée d'un dais très-ouvragé,
soutenu par deux pilettes délicates: elle contenait une statue équestre
du roi Charles VII88.
Une large fenêtre à meneaux s'ouvre au-dessus de cette niche, et
éclaire la chapelle située au premier étage. Des deux côtés de la niche
sont simulées deux fenêtres garnies, celle de droite, donnant du côté
de l'entrée des cuisines, d'une figure de femme, et celle de gauche,
donnant du côté de la ville, d'une figure d'homme. Ces deux statues,
visibles seulement en buste par-dessus la balustrade, semblent regarder
au dehors et s'enquérir de ce qui se passe sur la voie publique. Ainsi,
comme le dit M. Vallet de Viriville, dans la curieuse notice qu'il
vient de publier sur Jacques Cœur89:
«Ces deux personnages semblent représenter la Vigilance... Dès le
frontispice éclatait l'hommage public et respectueux rendu à l'autorité
souveraine par l'officier du roi; mais en même temps et sous cette
égide, la personnalité, l'individualité de Jacques Cœur se déployait
avec une assurance et une liberté remarquables.» En effet, sur ce
portail comme sur toutes les autres parties de l'édifice, apparaissent
les cœurs, les coquilles de pèlerin, et la devise: À vaillans cœurs rien impossible.
On remarquera que l'idée de symétrie n'est entrée pour rien dans la
composition de ce portail, et cependant que les vides et les pleins,
les parties lisses et les parties ornées, se pondèrent d'une façon tout
à fait heureuse, sans que l'œil soit préoccupe de ces démanchements
d'axes. Il fallait une porte charretière et une poterne, l'architecte
les a percées entre les deux murs de refend qui forment le pavillon. Il
a pris l'axe de celui-ci pour ouvrir la fenêtre éclairant la chapelle,
et a réuni la niche à cette fenêtre de manière à former une grande
ordonnance supérieure, indiquant un étage élevé et voûté. Les fenêtres
remplies par les deux figures tombent sous les angles du pavillon; mais
ces fenêtres sont pleines, et l'architecte a eu le soin de supposer un
entrebâillement du vantail dans chacune d'elles qui renforce leurs
pieds-droits sous l'angle du pavillon.
Nous citerons les portes d'entrée des hôtels de Sens et de Cluny à
Paris, qui existent encore, et qui sont postérieures de quelques années
à celles-ci90. À l'article Maison, nous avons présenté quelques portes des XIVe et XVe siècles91,
qui nous dispenseront d'entrer dans plus de détails sur cette partie
importante des habitations du moyen âge. Cependant nous dirons quelques
mots des portes extérieures d'escaliers, qui présentent une disposition
particulière. Nous indiquons ailleurs92
comment les escaliers des habitations pendant le moyen âge étaient
presque toujours construits en vis. Ce parti pris nécessitait
l'ouverture de portes assez basses, puisqu'il fallait que le linteau de
ces portes masquât la première révolution du degré. Mais alors ce
linteau était considéré souvent comme une imposte surmontée d'une
fenêtre éclairant la deuxième révolution. Nous trouvons encore dans
l'hôtel de Jacques Cœur, à Bourges,
un exemple, complet de ces sortes de portes (fig. 88). Le linteau,
formant imposte, présente une sculpture intéressante. Trois arbres se
détachent sur un fond. Celui du milieu représente un oranger, celui de
droite un dattier, et celui de gauche une sorte de mimosa. Entre ces
arbres croissent des plantes exotiques, parmi lesquelles est un œillet.
On sait que Jacques Cœur fit plusieurs voyages en Orient, et qu'il
entretenait avec ces contrées un commerce étendu. Ces plantes semblent
être des emblèmes de ces relations, et peut-être est-ce à l'illustre
argentier que nous devons l'introduction en France de quelques-unes de
nos plantes médicinales et de jardin. Autour de ce bas-relief, on lit
la devise, plusieurs fois répétée dans l'hôtel: Oïr,--dire,--faire,--taire, dont les lettres sont séparées par des branches de plantes.
La première révolution de l'escalier passe derrière ce linteau et est éclairée par la fenêtre d'imposte93.
Les portes intérieures des palais et maisons, c'est-à-dire celles
qui s'ouvrent d'une pièce sur une autre, sont habituellement
très-simples, basses et étroites avant la fin du XVe siècle.
Ce ne sont que des ouvertures permettant à une seule personne de passer
à la fois. Ces portes étaient en outre garnies de portières. Dans
aucune habitation du moyen âge, fût-elle princière, on ne trouverait de
ces portes d'appartements ayant 3 ou 4 mètres de hauteur, comme dans
nos hôtels modernes, par cette raison bien naturelle, que si nobles
qu'elles fussent, les personnes passant par ces portes n'avaient pas
une taille qui atteignit six pieds. Si ces portes parfois sont larges,
pour permettre une circulation facile, elles ne dépassent pas 2M,50 sous linteau.
C'est sous le règne de Louis XIV qu'on a commencé seulement à percer
des portes d'appartements ayant une plus grande élévation: on
considérait cela comme plus noble alors, sinon plus sensé.
Les portes intérieures des habitations du moyen âge sont
très-simples, parce qu'elles s'ouvraient derrière des tapisseries, et
qu'on n'en apercevait qu'à peine les jambages et les linteaux. Leurs
vantaux seuls étaient travaillés avec recherche. Les linteaux sont, ou
rectilignes, ou en portion d'arc de cercle, ou en cintre surbaissé. On
voit déjà, dans des bâtiments du commencement du XIVe siècle, apparaître ces linteaux tracés au moyen de trois centres; mais c'est surtout vers la fin du XVe siècle que leur emploi est fréquent. Pendant les XIIIe et XIVe
siècles, très-souvent ces linteaux sont soulagés par des corbeaux
ménagés dans l'épaisseur du tableau. Alors (fig. 89) un chanfrein ou un
profil pourtournent la baie du côté opposé à la feuillure du vantail,
car il est très-rare que ces portes soient à deux vantaux.
Vers la fin du XIVe siècle, les corbeaux soulageant les
linteaux ne sont plus employés pour les portes d'appartements.
Celles-ci sont quadrangulaires et ornées parfois d'un boudin formant
colonnette, avec chapiteau et base (fig. 90). Telles sont construites
les portes d'appartements du château de Pierrefonds. Au-dessus du
linteau est ménagée une clef en décharge, et du côté de l'ébrasement
est pratiqué un arc; ou si les portes sont étroites, un plafond d'un
seul morceau de pierre. Le boudin qui orne le tableau, le chapiteau et
la base, sont d'ailleurs pris dans l'épannelage rectangulaire des
pieds-droits, et ne forment pas saillie sur le nu du mur.
Dans les habitations décorées avec luxe, les linteaux étaient
surmontés de dessus de porte en menuiserie; car nous avons souvent
constaté la présence de scellements sur ces linteaux et sur les
parements qui les recouvrent. Si nos hôtels modernes étaient un jour
abandonnés, pillés et ruinés, on serait bien embarrassé de dire en quoi
consistait la décoration de nos portes d'appartements, car elles ne
sont, après tout, qu'une ouverture quadrangulaire dans un mur,
ouverture que l'on revêt de boiseries, de stucs et de peintures. Sans
donner un rôle aussi important à la décoration d'emprunt, les
architectes du moyen âge ne se préoccupaient cependant que de
l'encadrement du tableau qui restait apparent; les lambris, les dessus
de portes et les tapisseries faisaient le reste; la pierre
n'apparaissait absolument que dans le tableau et sur cette moulure
d'encadrement. Cette simplicité des baies de portes intérieures était
cachée sous la richesse des boiseries et tentures qui concouraient à la
décoration des pièces, car il ne faudrait pas croire que nos aïeux
habitaient entre des murailles nues94,
comme celles que nous laissent voir les ruines des châteaux. Beaucoup
de ces portes d'appartements étaient d'ailleurs garnies de tambours ou
de clotets, qui, ne s'élevant qu'à une hauteur de 6 à 7 pieds,
empêchaient l'air extérieur de pénétrer dans la pièce lorsqu'on ouvrait
un vantail. On ne possédait pas alors de calorifères, et si l'on
ouvrait une porte, on introduisait un cube d'air froid, dans les pièces
chauffées, fort désagréable. Ces tambours et ces portières étaient
destinés à éviter cet inconvénient. On sait comme on gelait dans les
appartements de Versailles, grâce à ces portes nobles qui, chaque fois qu'on les ouvrait, faisaient entrer une vingtaine de mètres d'air glacial dans les pièces à feu; et comme Mme
de Maintenon, qui craignait les coups d'air, n'avait trouvé d'autre
remède contre ce soufflet perpétuel que d'établir son fauteuil dans ce
que le duc de Saint-Simon appelle un tonneau.
Les portes des appartements du moyen âge, et jusqu'au règne de Louis
XIV, sont donc basses et peu larges, et ne sont, si l'on peut ainsi
parler, que des soupapes bien munies de clapets, pour éviter les
courants d'air. Il faut en prendre son parti. Ces portes ne
s'élargissent qu'autant qu'elles servent de communication entre de
grandes salles destinées à offrir une série de pièces propres à donner
des fêtes ou à recevoir un grand concours de monde, mais elles
conservent toujours une hauteur variant entre 2 mètres et 2M,50 au plus.
Peut-être voudra-t-on prendre une idée de la manière dont ces portes
d'appartements étaient décorées, dans des châteaux ou palais. C'est
pour rendre intelligible ce que nous venons de dire à ce sujet, que
nous avons réuni dans la figure 91 les renseignements recueillis, soit
dans des édifices civils de la fin du XIVe siècle ou du commencement du XVe,
soit dans des vignettes de manuscrits, des peintures et des
bas-reliefs. On voit ici que la porte proprement dite, la baie de
pierre, est à peine visible; les jambages et le bord inférieur de son
linteau sont seuls apparents. Au-dessus est scellé un grand ouvrage de
menuiserie peint, et qui se raccorde avec les porte-tapisseries
moulurés. Ces tapisseries s'arrêtent sur un lambris inférieur qui
garnissait généralement le bas des murs. La partie du mur laissée nue
entre le plafond et les tapisseries était décorée de peintures, et une
portière était suspendue à la boiserie formant dessus de porte.
Il arrivait que certaines portes d'appartements étaient complétement
masquées sous la tapisserie, laquelle était fendue seulement pour
laisser passer les habitants. C'étaient là de véritables portes sous tenture.
Les exemples de portes d'appartements de la fin du XVe
siècle ne manquent pas, et l'on peut les trouver partout; elles sont
généralement terminées par un arc surbaissé, et quelquefois cet arc est
couronné par une accolade. On voit encore de jolies portes de ce genre
au palais des Ducs de Bourgogne à Dijon, à l'hôtel de Cluny à Paris, à
l'évêché d'Évreux, au palais de justice de Rouen, et dans beaucoup de
châteaux de cette époque, tels que ceux d'Amboise, de Blois, etc.
L'époque de la renaissance éleva de très-belles portes extérieures
et intérieures dans les habitations seigneuriales ou dans les maisons;
mais l'étendue de cet article ne nous permet pas de dépasser la limite
de l'ère gothique. Si nous voulions choisir parmi les beaux exemples
des portes du commencement de la renaissance, nous serions entraîné
beaucoup trop loin. D'ailleurs ces exemples sont reproduits dans un
grand nombre d'ouvrages mis entre les mains de tous les artistes.